Gabriel D., le rédac’ chef du magazine, venait de faire valoir ses droits à la retraite, lui qui avait l’admiration de tous pour sa bienveillance, son charisme, sa capacité à vous faire grandir et son érudition inégalable dans le domaine de la musique. Il était capable de vous citer l’intégralité de la discographie de milliers de groupes, les années de sortie et la liste des tracks de chaque album dans l’ordre. Une sorte d’alter ego du journaliste Jean-Paul Ollivier, expert cathodique ès-vélocipédie.

Au fil des années, j’avais observé son exigence minutieuse en chaque chose et appris son souci du détail qui m’impressionnait. Il était un guide, vous forçant sans cesse à repousser très loin vos réflexions critiques. Oui, si j’avais appris quelque chose de lui, c’était bien l’exigence et ce sens du détail poussé à l’extrême.

Ma vie de chroniqueur changea drastiquement après son départ. L’actionnaire majoritaire du groupe de presse avait nommé un certain Jérôme V. en remplacement, une bête à sang froid carriériste. C’était un être cassant, lunatique et sans états d’âme. Ni âme tout court d’ailleurs.

Dès son arrivée, nos relations furent distantes, épisodiques et tendues. Le refus systématique de mes propositions de sujets et ses critiques acerbes, que je trouvais infondées et injustes, avaient fini par me miner jour après jour : ‘’Ton rédactionnel sur le Swinging London est minable !’’ ; ‘’Un article sur Cream ? Mais tu plaisantes mon pauvre ami… Clapton, Bruce et Baker sont des has-been prétentieux !’’ ; jusqu’à tout récemment : ‘’Quoi ? Un dossier sur ces vieux punks rennais de Marquis de Sade ? Mais tu n’y penses pas une seule seconde ; c’est fini tout ça… Rennes, capitale du rock, on oublie !’’.

Malgré mes années d’expérience, je perdis inexorablement confiance en moi. Ces rabrouements systématiques finirent par avoir un impact sur mon comportement : j’étais déprimé et irascible. Comme le chante Daho dans ‘’Bleu comme toi’’, mon humeur était ‘’down, down, down’’.

Mais pire encore, la situation finit par ravager ma vie personnelle. Au retour d’un reportage de trois jours à Manchester sur les traces des Smiths, je trouvai mon domicile totalement vide. Mon épouse, ne me supportant plus, avait déménagé toutes ses affaires, préférant retourner chez ses parents en compagnie de nos deux enfants.

Earthquake dans ma tête, tsunami, tornades foudroyantes et vortex…

Ce cauchemar n’avait qu’un seul responsable : cet enfoiré de Jérôme V. C’était bien depuis son arrivée que ma vie était devenue un enfer.

Tout cela ne pouvait plus continuer. Après des semaines de réflexion, au cours desquelles je ruminai inlassablement, trois options se dégagèrent.

Me mettre en arrêt de travail ? Non.

Démissionner ? Non.

J’optai pour la troisième option.

 

Alechinsky.

Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite. 

 

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