Paris, le 19 janvier 1902.
Cher Monsieur Gide,
Nous avons reçu votre manuscrit intitulé L’Immoraliste et nous avons le plaisir de vous annoncer que ce roman a été retenu à l’unanimité par notre groupe de lecteurs.
En effet, ce roman dépeint à la perfection l’aversion de votre personnage vis-à-vis des écrits de Saint Paul, des mœurs de la bourgeoisie provinciale mais aussi de celles auxquelles nous appartenons: notre monde un tant soit peu intellectuel des maisons d’édition.
D’autre part, la vraisemblance du personnage de Michel nous met dans l’embarras quant à votre future réputation.
Y avez-vous pensé?
La parution de cet écrit sous un pseudonyme serait une solution.
De plus, le personnage de Michel a des traits pédérastes ou rompant avec la fidélité conjugale.
Somme toute, ses actions semblent aller à l’encontre de l’Eglise catholique moderne.
Cette publication est une prise de risque de notre part et notre engagement est tel que nous ne reculerons en rien devant ce projet.
Nous pensons que cela peut faire réagir toute une classe dominante et faire évoluer les moeurs dans lesquelles vous semblez baigner depuis vos premiers pas.
Enfin, la forme est précieuse et intense. Le choix de vos formules est tout à votre honneur, la lecture respire de paysages humains, de dialogues internes aussi puissants les uns que les autres.
Nous accueillons ce manuscrit comme un tournant moderne de la littéraire contemporaine française et serions ravis de vous rencontrer rapidement afin d’échanger et de pouvoir mettre en place un contrat de publication.
Dans l’attente de votre réponse,
Nous vous prions d’accepter nos sincères salutations littéraires.
Augustin ROY,
Directeur du Comité de Lecture
des éditions du Mercure de France,
26 rue de Condé
75006 Paris.
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Paris, le 7 février 1902.
Cher Monsieur Roy,
Tout d’abord, permettez-moi de vous remercier pour l’accueil que vous faîtes à L’Immoraliste que je puis sembler être et aux précautions que vous me suggérez quant à ma future réputation de romancier dans ce monde très fermé des maisons d’édition et de leur lectorat.
En voici ma réponse définitive: je souhaiterais que la publication de ce roman se fasse sous le nom d’André Gide.
En effet, Michel est un « fruit plein de cendre amère; il est pareil aux coloquintes du désert qui croissent aux endroits calcinés et ne présentent à la soif qu’une plus atroce brûlure, mais sur le sable d’or ne sont pas sans beauté. »
Le jugement est inutile pour un cœur aimant et l’on me jugera. La morale est inutile pour un cœur libre et l’on me condamnera.
D’autre part, à la formule de pédéraste, je préférerais celle d’homosexuel. Je ne me suis jamais caché de mon amour pour la vie, à la fois envers ma femme qu’envers d’autres êtres humains ; lorsque l’on a frôlé la mort tuberculeuse… Vous savez.
Quant à la modernité de mon ouvrage, je tiens simplement à vous faire part de l’influence des romanciers russes qui, en premiers, utilisèrent le dialogue interne. Crime et Châtiment de Dostoïevski a présenté un tournant dans mon éducation littéraire. Je vous encourage à le faire traduire lui et ses contemporains tels que sont Tolstoï, Gogol ou encore Tourgueniev.
Enfin, je serais ravi de vous rencontrer afin de prendre part à votre agitation administrative et contractuelle rue de Condé.
Je serai à Paris jusqu’au printemps.
Je vous prie d’agréer mes salutations sincères et distinguées
André Gide.