Une heure trente avant d’entrer sur la scène de La Clef à Saint-Germain-en-Laye ce samedi 2 décembre 2017, Fabrice Gilbert, le fondateur et chanteur du groupe de cold-wave / post-punk Frustration, accompagné du bassiste Patrice Dambrine dit ‘’Pat D ou Duc’’, nous accorde une interview dans sa loge.

L’homme a du caractère. Il est direct, franc, engagé, en colère, à fleur de peau, tendu. Il a une liberté de ton et de paroles qui dénote dans une Société apeurée, endormie et de plus en plus standardisée.

Au cours des 45mn de l’entretien (qui ne devait être que de 20mn au départ), Fabrice Gilbert revient sur le chemin parcouru ‘’artistiquement’’ (un mot qu’il exècre) depuis 15 ans, et aborde sans détours des sujets dits ‘’sensibles’’, faisant fi de la bien-pensance et du politiquement correct et se foutant du qu’en dira-t-on comme de ses premières Doc Martens !

A 50 ans passés, Fabrice Gilbert est un punk et le restera jusqu’à son dernier souffle rageur. Anarchiste, antiautoritaire, égalitaire, antiraciste et antinazi (‘’Ce n’est pas pour rien que l’on reprend ‘’Holocaust’’ de Crisis sur scène’’), il revendique fortement la liberté personnelle et sociale, la contestation de la loi et des autorités.

Esprit subversif et fervent défenseur du Do It Yourself, le discours est ouvertement politique (‘’Tout est politique’’), lié à la contestation de l’ordre établi, à la notion de liberté individuelle, à l’anarchisme

Ses diatribes contre le capitalisme seront nombreuses, prônant la liberté maximale de l’individu et un cadre de vie comportant le moins de restrictions possibles. On est ici au coeur de la philosophie punk.

Le tout avec une bonne dose d’humour et de dérision en permanence.

En résumé : sautes d’humeur et sautes d’humour !

Itw Fabrice Gilbert - Frustration @La Clef SGL - 02.12.2017

Peux-tu nous parler du parcours de Frustration depuis sa formation en 2002 ?

Fabrice : Lorsque mon précédent groupe, les Teckels, un groupe de oï, s’est arrêté en mai 2002, j’ai eu tout l’été suivant pour réfléchir. J’étais dans plusieurs groupes de cold-wave/post-punk depuis l’âge de 16/17 ans mais je n’avais pas assouvi tous mes fantasmes. J’avais envie de faire revenir – c’est très prétentieux – la cold-wave/post-punk dans la grande famille du rock’n’roll, dans le sens où les gens n’écoutaient du gothic rock et death rock qu’en boîte de nuit ou dans des fêtes.

En septembre 2002, on a composé l’équipe, une formation classique guitare-basse-batterie-voix. On a commencé à répéter, sans même avoir de nom. L’essentiel était de faire de la musique. Mais très rapidement, on s’est emmerdés et au bout de 3 mois, on a demandé à Frédéric Campo dit ‘’Junior’’ (claviers) de nous rejoindre dans le groupe.

Depuis 3 ans (2014), Patrice nous a rejoint en remplacement de Emmanuel Blevarque. Tout comme moi, Pat vient du hardcore et du punk-rock (*). On est repartis vers quelque chose de moins cold-wave mais un peu plus virulent au niveau du comportement sur scène.

A la différence de projets qui ne durent que le temps d’un EP, Frustration existe depuis maintenant 15 ans avec un seul changement [l’arrivée de Pat à la basse]; à ce titre, ce n’est pas un projet que vous portez, vous êtes un vrai groupe…

Fabrice : Je ne l’aurais jamais imaginé au départ. Mon ambition d’alors – j’avais déjà passé la trentaine -, c’était de faire un groupe ‘’à la The Fall’’, ‘’à la Joy Division’’ et de faire 3 ou 4 concerts par an. Je n’ai jamais pensé avoir cette petite notoriété et que ça allait durer aussi longtemps.

Pat : Ce n’est pas un projet mais plutôt cinq personnes qui font de la musique ensemble. En arrivant en repet, un riff part et tout le monde part en même temps. C’est différent de ce que j’ai pu connaître auparavant dans mes autres groupes où c’était plus : ‘’Toi tu fais ça, Untel fait ça…’’ chacun de son côté. J’adore cette façon de faire, on n’est pas là au boulot, on est vraiment là pour faire de la musique. Dès qu’on sent que cette vibration, cette note, ce riff est bien, ça part !

Fabrice : Dans le punk, il ne doit pas y avoir de leader, le chanteur n’est pas au-dessus… Ni de guitar-hero… Lemmy [Kilmister, fondateur de Motörhead], était le premier à mettre en avant son ami Phil Taylor… Quand tu rentres dans le DIY ou le punk, ce n’est pas pour tirer la couverture vers toi.

Justement, pour ‘’Empires of Shame’’, comment ça s’est passé ? Est-ce que l’un d’entre vous est venu avec des idées bien précises ou c’est en jouant tous ensemble…

Fabrice (il coupe) : C’est exactement ça. Quand on a assez une douzaine de morceaux, on prend des jours de congés et on va en studio. On n’a aucune obligation vis-à-vis de la maison de disques [Born Bad Records]. Si un jour JB [Jean-Baptiste Guillot, le fondateur du label], ça ne lui plaît pas, il ne le sortira pas. A chaque fois il nous dit ‘’C’est notre dernier album’’, depuis Relax (2008) et à chaque fois, il nous resigne. Je crois que je suis en train de parler de la Liberté en fait !

Pat : On a enregistré au studio One Two Pass It à Bagnolet où la plupart des groupes Born Bad enregistrent. C’est la famille. C’est un super bon studio avec des gens qui sont techniquement très bons.

Fabrice : Le mixage est toujours assuré par les deux mêmes personnes vers lesquelles on revient à chaque fois vers François et Fafane [du groupe Blackmail]. Les gens de One Two Pass It ne se vexent pas du tout. C’est eux qui ont senti la façon dont on souhaitait ressortir sur les disques. On fait des disques quand on est prêts à les faire. Et souvent, comme beaucoup de groupes de rock, c’est un des morceaux qui donnent son nom à l’album.

‘’Empires Of Shame’’ ne devait pas être le titre de l’album au départ…

Au départ, ce devait être ‘’Dreams, Laws, Rights And Duties’’ mais JB a trouvé ça un peu poujadiste et réac. Empires Of Shame n’est pas plus tolérant mais c’est plus deuxième degré. On arrive à un âge où il serait facile de brandir des étendards, mais on n’a pas envie de tomber dans ce travers-là. Surtout dans le cold-wave/post-punk, il faut être vigilants car tout le monde guette le croche-pied extrémiste au niveau politique ou comportementail. Même si pour moi tout est politique dans la vie!

Pat : Soit tu le fais à fond ou pas, mais il n’y a pas de demi-mesure. C’est très difficile de mettre en avant des idées politiques, de faire des morceaux sur ton opinion politique…

Fabrice : Frustration ne passe pas pour un groupe de bisounours pour autant…

(Les avis divergent entre Fabrice et Pat sur le sujet…)

Fabrice : Pat écrit des paroles pour son groupe Last Night…

Pat : Mais je ne fais jamais de paroles politiques…

Fabrice : Moi j’en fais mais je pourrais être beaucoup plus virulent. Par contre, et on en revient à la punkitude (je n’aime pas ce mot) et au DIY dont on parlait précédemment… Je suis 1/5e du groupe… J’écris des paroles et les autres membres consultent mes paroles.

De quoi parlez-vous alors dans vos chansons ?

Fabrice : Je dis n’importe quoi !

Pat : Il y a pleins de paroles personnelles…

Fabrice : Dans ‘’Empires of Shame’’, je parle du ‘’colonialisme boomerang’’. Pendant des années, on a colonisé des pays avec des gouvernements corrompus et riches, avec le peuple qui avait un genou à terre. On est manipulés actuellement par des forces financières qui nous dominent. On doit pouvoir accueillir les réfugiés, leur tendre la main, mais les gouvernements ne se donnent pas les moyens de les accueillir convenablement.

Quand je parle de ‘’colonialisme boomerang’’, je ne parle pas de terrorisme… La France est un pays riche avec un gouvernement corrompu. On se retrouve avec des forces capitalistes qui exploitent les réfugiés, en les employant pour des salaires minables, ou les gens qui ont des crédits…C’est ce colonialisme que les Anglais ont fait en Inde ou que la France a fait en Afrique, ça se reproduit actuellement en Europe.

Je parle de ce ‘’colonialisme boomerang’’ qui n’est pas nationaliste… C’est comme de parler du racisme, tout le monde l’est assez naturellement mais quand tu es quelqu’un de moderne et de chouette, tu luttes contre ça. La peur de l’autre, de la différence est absolument naturelle. Ce sont les gouvernements et les forces capitalistes qui laissent l’islamisme radical s’installer en Europe pour créer une politique de la peur. Et quand tu as peur, tu travailles, tu fais des enfants et tu rentres chez toi. Même les musulmans qui demandent à pratiquer leur culte tranquillement dans leur coin, ils sont complètement atterrés de passer pour des monstres et ça réveille des sentiments racistes chez certains.

Les partis populistes des extrêmes (gauche et droite) jouent avec ces peurs. Les 21% de gens qui ont voté pour le Front National au 1er tour des présidentielles 2017 ne sont pas tous des nazis, du Ku-Klux-Klan ni des beaufs avec des moustaches à la Victor Lanoux ! Pour la plupart, ce sont des gens qui ont peur. Ces gens-là, il faudrait pouvoir leur dire : ‘’Hey mec, tu es manipulé’’ !

On est confrontés chaque jour à cet espèce de mondialisme où on mélange tout, qui fait que les gens vont finir par s’entre-dévorer les uns les autres. Tout ça est voulu. Il faut tuer toutes révoltes dans l’œuf et la subversion possible dans le monde. Le Front National n’a pas envie de subversion, ils n’ont envie de rien, ils n’ont aucune idée. Il faudrait leur laisser un peu plus la parole pour s’apercevoir que leur discours est totalement creux.

Il est indéniable qu’on a quand même des idées de gauche. Je me sens plus proche de Jaurès et de Proudhon que de cette merde !

Frustration - Fabrice Gilbert @La Clef SGL - 02.12.2017

Quelles évolutions voyez-vous entre le nouvel album ‘’Empires of Shame ‘’ et le précédent ‘’Uncivilized’’ ?

Pat : C’est moi qui ai changé en fait !

Fabrice : Pat est arrivé après ‘’Uncivilized’’ (2013). Tu as fait la promo du 45T intitulé ‘’Autour de Toi’’ [première chanson en français du groupe – 2016]. Au moment d’’’Uncivilized’’, on était tous très malheureux. On a perdu des gens très proches de nous en l’espace d’un mois et demi, des morts épouvantables sur lesquelles je ne m’étendrais pas. L’album sonne électronique et froid. J’ai fait une énorme dépression. On était tous sur les jantes. ‘’Empires of Shame’’ est moins froid, moins distant, plus ‘’rentre-dedans’’, comme ‘’Relax’’.

‘’Empires of Shame’’ sonne comme les groupes des années 80 de la Factory Records. Est-ce que je me trompe ou ça fait résonnance pour toi ?

Je suis très fan de l’écurie Factory Records. J’aime quasiment tout. J’ai même le logo Factory tatoué sur moi. Des groupes tels que Section 25 ou les premiers A Certain Ratio (les suivants, cet espèce de funk blanc avec des mecs habillés en nazillons et des culottes de peau, ça c’est vraiment relou ! Mais les premières démos sont bien, ça fait un peu Warsaw), ça t’emmenait dans des virages un peu bizarres.

Je suis très fan du premier album de Section 25 qui s’appelle ‘’Always Now’’ (1981) et le deuxième, ‘’The Key of Dreams’’ (1982), sorti sur Factory Benelux – FBN 14, est un album très méconnu. Section 25 a lancé cet espèce d’électro cold-wave sur le maxi ‘’Looking From A Hilltop’’ (1984)… Je ne suis pas là pour étaler ma culture on s’en fout… Sans ce morceau, il n’y aurait pas eu ‘’Blue Monday’’ de New Order.

Si on avait été anglais dans les années 80, Frustration serait sûrement sorti sur Factory.

Si tu m’avais dit que ‘’La guitare fait Sonic Youth et qu’il y a un côté Killing Joke dans Empires of Shame’’, je serais aussi complètement d’accord.

Quel est le programme des prochaines semaines ?

On va clore le bal d’ici la fin de l’année, la promo d’’’Empires of Shame’’ et l’anniversaire des 10 ans de Born Bad Records. On n’a jamais autant joué que cette année, on s’est bien marrés et on est tous un peu sur les jantes. On est obligés d’inviter beaucoup nos compagnes au restaurant pour se faire pardonner…

Des projets en 2018 ?

On va calmer le jeu jusqu’au mois d’avril 2018 et travailler en studio sur un nouvel album. On n’a pas d’impératifs, c’est nous qui en avons envie. Il y a une tournée en Allemagne qui se profile en mai, et une autre plus lointaine ensuite mais qui n’est pas encore signée.

On va un peu freiner les festivals également l’an prochain. Rock en Seine 2017 s’est très bien passé mais on ne s’est pas toujours sentis à notre place sur d’autres festivals entre deux bus avec notre petit camion… Nous on aime jouer dans les clubs et dans les SMAC. On aime bien les festivals à taille humaine. On vient quand même du punk et du DIY.

Qu’est-ce que Songazine peut vous souhaiter pour la suite ?

De sortir un nouvel album dont on soit aussi contents et fiers que le reste de ce qu’on a pu faire depuis 15 ans. Je dis ça sans aucun nombrilisme. Il faut être contents de soi parfois. Pour aimer les autres, il faut savoir s’aimer un peu soi-même apparemment. Je découvre ça tous les jours.

A un certain âge, il faut éviter d’être donneur de leçons. Je ne suis pas toujours certain de savoir ce que je veux mais je sais ce dont je ne veux pas. Je suis obsédé par la souffrance et la solitude de l’humain. Je n’aime pas voir les gens pleurer.

Par rapport à tout ce que j’ai pu dire précédemment, je pense qu’il y a des gens qui votent pour des partis épouvantables parce qu’ils sont malheureux et incompris. En leur tendant la main, peut-être qu’ils seront un peu moins obtus et qu’ils iront vers des choses un peu plus tolérantes.

Vanessa Mdbs & Alechinsky.

Crédit photos : Laurent Bisson – Lolo Zep Photography / https://www.facebook.com/search/top/?q=lolo%20zep%20photography

 

Frustration_cold-wave, post-punk_@La Clef St Germain - 2.12.2017 - Vanessa Mdbs-Alechinsky-Fabrice Gilbert-Pat D_2

(*) Pat a joué dans plusieurs groupes don’t The Four Slicks (‘’Four drunk morons attempting to play wild 50s rock n roll’’), Actions Fall Short, ex-Interior Queer, The Cavaliers). Il est toujours présent dans Jetsex et Last Night.

(**) Crisis est un groupe de punk-rock anglais formé en 1977, fortement politisé formé en 1977 puis dissous en 1980. Le groupe se produit à des rassemblements pour Rock Against Racism (RAR), et la ligue anti naziee Anti-Nai League (ANL). Crisis aura une notoriété relativement considérable dans la scène punk rock britannique, qui prenait forme simultanément.

Lyrics d’’’Holocaust’’ : You’ve read in it in a book / Seen it on a TV screen / To you it’s a nightmare / But to some it’s a dream / They think the ness was thicker / Behind the union jack / You’d better watch out brothers / They’re heading for a comeback / Remember Belsen, remember Auschwitz / They’re trying to say they didn’t exist / Don’t let ’em put this country in chains / Don’t let the millions die in vain.

(***) La Tour infernale (The Towering Inferno) est un film catastrophe américain de 1974, réalisé par John Guillermin et Irwin Allen, avec Steve McQueen, Paul Newman, William Holden, Faye Dunaway,…

 

Membres actuels : Fabrice Gilbert (chant), Mark Adolf (batterie), Fred Campo (claviers), Pat D (basse), Nicus Duteil (guitare) 

Albums studio : 2006 Full of Sorrow (EP 6 titres) – 2008 Relax – 2013 Uncivilized – 2016 Empires of Shame

 

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