Il arrive en bondissant, en virevoltant. En tout cas c’est l’impression que donne sa présence. Un être vibrionnant, une créature à la fois aérienne et dense. Quelqu’un de très vivant. Un curieux et émouvant mélange.
Mathieu Amalric apparaît devant nous quasiment par surprise pour présenter son dernier film « Barbara ». Il s’installe et pourtant, on jurerait qu’il est toujours en mouvement.
Avec ce phrasé et ce débit si particulier : hachuré, saccadé, interrompu parfois d’un éclat de rire apparu déjà disparu puis il se concentre à nouveau sur la question posée.

La question est celle-là et elle n’est pas des moindres concernant un tel sujet même si elle peut sembler banale. Pourquoi un film sur Barbara? Alors il nous raconte avec ses inflexions étonnantes, ce timbre vibrant jamais stable « Qu’au départ il ne voulait pas. C’était trop. Et puis on lui a demandé et il s’y est attelé parce qu’il fallait honorer cette demande là, qu’il ne pouvait se dérober». Elle ne venait pas de n’importe où mais de son ami et cinéaste Pierre Léon. Pierre Léon qui joue l’écrivain Jacques Tournier dans le film. Mathieu Amalric est un garçon reconnaissant.

Et puis juste après évidemment la question que tout le monde se pose, que Barbara nous touche de près ou de loin : Comment faire ?
Pas de biopic traditionnel surtout pas. Le sujet excède toute entreprise classique de narration, il l’annihile. Mais être renseigné, oui ça, c’est la moindre des choses et là-dessus, rien à dire Amalric est devenu un véritable historien spécialiste de Barbara. Cet homme paraît dilettante il n’en est rien. C’est un travailleur acharné comme le sont la plupart des grands angoissés.

Et puis il y a le désir de travailler à nouveau avec Jeanne Balibar. L’envie d’un projet commun après «Le stade de Wimbledon» il y a dix-sept ans. Une furieuse envie de s’amuser pour ces vieux compagnons de route, toujours complices. Alors passés les premiers moments paralysants de s’attaquer à pareil monument sont venues à nouveau l’envie et la joie.
Amalric dit avoir fini par trouver une approche pour parler de Barbara et le scénario a pu s’élaborer enfin. Il dit « C’est la musique qui compte de toutes façons. Vous allez voir elle est là tout le temps dans le film bien sûr, toujours ». Son film il tente de le définir ainsi « c’est comme un reflet, un miroitement ».
Il dit aussi qu’il a eu le sentiment avec Jeanne Balibar d’être dans ce film comme dans un jardin d’enfant. Où ils seraient à tourner autour d’un mât et à s’amuser follement, à en avoir la tête qui flanche et le coeur chaviré. Et ce mât, ce serait Barbara. Comme un totem, une figure protectrice, une divinité bienveillante.

Et puis il y a le film. Avec cette idée très habile de faire un film sur le film. Façon très maligne et malicieuse à la fois de la mise en abîme, d’enchâssements successifs dans le récit et dans des registres sans cesse différents qui brouillent les pistes et permettent, sans s’éloigner du sujet, de ne jamais l’aborder frontalement, sérieusement. Toute la première partie se passe comme telle : Amalric le réalisateur et Balibar la comédienne s’emparent de leurs rôles respectifs : qui doit diriger, qui doit incarner. Ils tournent, ils cherchent et nous embarquent.

Ensuite, presque au mi-temps du récit, se produit une irruption, une déflagration (c’est de cet ordre là), l’apparition bouleversante que l’on n’attendait pas ou plus. Il y a donc la vraie Barbara qui s’invite dans le film d’Amalric par le jeu des images d’archives, jeu troublant de miroir inversé où la comédienne finit les phrases de Barbara. A des moments, on ne sait plus où on en est.
Il faut se concentrer pour savoir qui des deux est la vraie ou la fausse dans l’alternance du montage. Et l’on sent que le facétieux Amalric s’amuse de sa supercherie. Peut-être seulement en tant que spectateur regrette-t-on qu’il ait fait ce choix là.
En effet, Jeanne Balibar est formidable, incroyable même dans cette (re)création unique du personnage de Barbara. Mais il se joue à ce moment-là quelque chose d’à la fois cruel et terriblement évident. Lorsque Barbara apparaît à l’écran elle éclipse tout ; et ce quel que soit le talent de la comédienne.

C’est encore à partir de ces séquences, un autre film dans le film, une nouvelle dimension abordée. Il y a des passages où l’on entend Jeanne Balibar chanter sur la musique et d’autres où elle psalmodie les paroles quand on entend Barbara chanter. Amalric aime le cinéma avec tout ce qu’il permet, tout ce qu’il autorise : l’insertion d’images d’archives, le doublage… Tous les artifices du cinéma servent son propos. Mathieu Amalric est décidément aussi un grand amoureux du cinéma.

Vers la fin – dernière partie du film – les techniciens et l’équipe rangent les décors, on se dit : ça y est c’est fini. Mais c’est une fausse sortie. Il reste encore tous ces moments où Jeanne Balibar incarne Barbara à l’écran dans sa maison de Précy (qui est une fausse!) à la fin de sa vie. Elle n’est plus alors la comédienne qui joue à être Barbara et à s’effacer par intermittences non elle incarne véritablement Barbara. Comme s’il fallait d’abord tout ce cheminement pour qu’Amalric et Balibar s’autorisent enfin à se confronter à elle.

C’est un film très troublant par sa façon d’être, un objet singulier comme l’est son créateur. C’est enfin et surtout le film de Mathieu Amalric sur Barbara. Il nous raconte, nous fait part de son histoire avec elle, comment elle a changé sa vie à sa manière à lui. Dans le film, il est d’ailleurs plus en retrait assis à contempler sa muse Balibar-Barbara que cinéaste en mouvement et en action. Comme s’il était plutôt à nos côtés pour nous accompagner dans sa vision qu’au centre des choses. Il laisse ainsi une grande liberté à son interprète et le film exister presque malgré lui.
Et l’on se dit que c’est certainement ce reflet, ce miroitement qu’il a cherché à rendre.
Et l’on se dit aussi que chaque personne pour qui Barbara a compté, qui lui a parfois été essentielle – et dans une vie ce n’est pas rien – aurait rendu compte d’un autre reflet, d’une autre miroitement. Parce que la longue dame brune qui suscite encore tellement de ferveur recèle autant d’histoires intimes, graves, belles, douloureuses, vivantes à la fois singulières et universelles que peut en loger son immense piano de scène.

D’une façon ou d’une autre, elle ne cesse de scintiller, d’entrer en résonance dans nos vies à tel ou tel moment particulier et important à la fois. Il nous reste son sillage, ce noir qu’elle a laissé, ce noir dont elle disait « qu’il est couleur de lumière » parce qu’il les contient et les sublime et les reflète toutes.

Mathieu Amalric nous fait partager avec générosité la lumière qu’elle fait briller en lui, pour lui.

Ce qui n’empêche que chacun de nous garde à part lui à part elle son reflet intime, personnel, son propre trajet de lumière vers Barbara.

BRUNE

Share