Il est tard, me direz-vous. Il fait nuit et il reste plein de camomille bio équitable cueillie par des aveugles unijambistes du Bhoutan à finir. Il y a une rediffusion de Thalassa à la télé et l’œuvre intégrale de Mallarmé lue par Jean-Louis Murat sur France Culture. Eh bien non, rien, pas même les affriolantes séductions de ce tentant programme, ne devrait vous détourner d’un concert de hardcore dans la paisible banlieue résidentielle et gauche caviar où vous avez décidé de cultiver en même temps vos topinambours bio et vos premières rides.
Secouez-vous, chaussez vos Converse même pas contrefaites à 12000 dollars la paire, sortez la berline du garage et découvrez le bonheur iridescent de toiser la valetaille post adolescente dont vous ne faites, fort heureusement, plus partie depuis longtemps. Votre hésitation à vous encanailler à grands coups de décibels binaires à l’orée de l’andro(méno)pause ne résiste pas à l’examen :
- À 8 euros l’entrée pour voir trois groupes, vous avez le sentiment délicieux que votre pouvoir d’achat est infini. Alors que la plèbe estudiantine recompte ses pièces jaunes, vous bombez le torse et exhibez nonchalamment un billet de 50 euros tout en actionnant ostensiblement la télécommande de votre Audi, garée à 50 mètres de là, pour le plaisir simple et innocent de voir ses phares s’allumer au milieu des Twingo et des Panda. Il est alors temps de sortir vos bouchons d’oreille- en silicone hi-tech sur mesure – de roi du pétrole en regardant les gueux se ruiner les tympans. Les pauvres sont si peu soigneux. Regardez les mineurs avec leurs poumons, un vrai travail se sagouin.
- Aujourd’hui, les bières s’ouvrent manuellement et fumer est interdit dans la salle. Joie incommensurable, vous n’aurez pas à vous laver les cheveux à la lessive Saint-Marc pour faire partir l’odeur. En outre, personne ne mettra le feu à votre sac Vuitton.
- Certaines choses ne changeront jamais : la nullité gastronomique des frites du Mac Do, la coiffure de Drucker et la recette d’un morceau de hardcore. À l’instar d’Amour, gloire et beauté, le punk hardcore s’est calé sur une échelle de temps géologique. On peut aisément l’abandonner une dizaine d’années et le retrouver exactement là où on l’avait laissé, à l’orée du XXIe siècle. Moins cher et aussi bon pour le moral qu’une injection de botox, le concert de hardcore abolit la fuite des ans.
- Si, musicalement, vous pouvez compter sur l’inoxydable constance du genre, attention, le public a changé (même vous, d’ailleurs : avant, vous aviez des cheveux). Adieu le pantalon crasseux en taille XXL vaguement retenu par une ceinture de surplus militaire. Vous ne pourrez plus, c’est regrettable, voir davantage de culs au festival hardcore du coin qu’au Salon de l’Agriculture. Au diable la superposition de cinq tee-shirts aux effigies d’obscurs groupes finlandais. Tous les anciens le savaient : un tee-shirt presque neuf sur quatre troués, ça tient chaud et ça fait illusion. Mais les anciens ne sont plus là et le punk nouveau se porte ajusté et repassé pour souligner la plastique avantageuse (ou pas) du jeune mâle aux biceps proprement tatoués et au mollet ferme. Car, si la lessive a fait une percée fulgurante dans le milieu, la mixité sur scène demeure embryonnaire. Ce qui est fort dommage d’ailleurs, parce que le punk hardcore à chanteuse, c’est bien. Mais reconnaissons que pour le prix de deux Figaro Madame, vous verrez plus de jeunes loups en pantalon serré que dans les pages de pubs pour parfum.
- En plus, c’est interactif. Alors que le modèle masculin de magazine, censé incarner une eau de toilette, est affalé sur un sofa en mode « chamallow dépressif écrasé », l’aspirant mâle alpha de concert vous montre comme il est fort et viril en faisant des moulinets dans les pogos. Vous en avez de la chance. Comme il s’est préalablement noyé dans le déodorant, tout cela reste tellement glamour et si chou. Nous vivons une époque formidable. [Note : Pour ceux qui se poseraient encore la question depuis le milieu des années 90, je pense que l’on peut mettre fin au débat : le violent dancing est sexiste. Et passablement ridicule aussi. Sans vouloir relancer la polémique.
- À l’instar des opposants au complot des théories du genre qui peuvent se coucher rassurés quant à la saine permanence des modèles homme/femme, les gardiens de la tradition gauloise pourront également dormir sur leurs deux oreilles. La bière reste la boisson officielle des concerts, on entend manifestement beaucoup mieux la musique avec 2 grammes d’alcool et l’engeance straight edge n’a finalement pas contaminé la scène. Quelques végétariens buveurs de jus de carotte ont bien dû tromper la vigilance du service de sécurité mais, dans l’ensemble, la jeunesse demeure fidèle aux valeurs de notre pays.
- Autre constante, la composition du public : un tiers de copines des musiciens, deux tiers de potes. À la marge, quelques clampins qui, comme vous, ne connaissent personne. Eux et vous pourrez briller dans les salons en clamant votre désintéressement et votre implication militante dans la scène locale. On vous admirera, on vous fêtera comme un héros et l’on aura bien raison.
- De nos jours, les concerts sont très bien fréquentés. Jusqu’à la fin, vous avez eu une bizarre impression de vide. Quelque chose clochait. Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Mais bien sûr : le punk à chien. Il n’était pas là, titubant devant la scène son pogo aviné , beuglant en dépit du rythme et réclamant entre chaque morceau, au grand dam des puristes, une reprise de Bérurier Noir. Le punk à chien est mort depuis longtemps d’une overdose quelconque ou bien il écoute désormais de l’électro. Toujours est-il que, la prochaine fois, vous pourrez amener vos enfants. Ah non, pas le vendredi parce que samedi matin, ils ont piano.
- Certes, vous avez la mémoire fuyante et le neurone un peu poussif mais, désormais équipé d’un Smartphone hors de prix, vous pourrez noter vos idées pendant les changements de plateau pour écrire votre petite chronique fielleuse. Parce qu’on ne va pas laisser le monopole de la vanité connectée à des jeunes qui nous ont volé celui de la rebellitude convenue.
Henriette de Saint-Fiel