La mer est au breton ce que le théâtre est au parisien : on y « sort », on aime y aller, on y trouve toujours de l’émotion et du bonheur.
Moi qui ne me suis jamais aventuré au-delà de Belle-Île-en-Mer, Houat et Hoëdic, et dont le principal fait d’armes maritime fût de naviguer dans la baie de Binic sur un catamaran Topaz 16 (longueur 4,72m, largeur 2,25m, hauteur de mât 7,40m) par force 3 pendant un stage estival, il m’apparut comme une évidence, en ce jour de Noël 2016, d’avoir toute la légitimité requise pour mettre à l’honneur un grand homme, Thomas Coville, marin de son état, dix fois Cap Hornier, et désormais détenteur du record du tour du monde en solitaire en multicoque en 49j 3h 7mn 38sec sur Sodebo Ultim’ (maxi-trimaran de 31m de long, 21m de largeur et d’une hauteur de mât de 35m).
Soit 8 jours de moins que le précédent record du taiseux Francis Joyon.
Un sacré pavé jeté dans la mare. Dans l’océan plus exactement.


Sur les bancs de l’Université il y a 30 ans… Daho, Le grand sommeil et des joues rouges…

D’aussi loin que je me souvienne, mon cher Thomas, lorsque nous étions étudiants sur les bancs de l’Université de Bretagne à Vannes en 1986, je revois un garçon invariablement positif et enjoué, des rêves plein la tête et plutôt facétieux.
Comme ce jour mémorable où tu avais fait croire à notre professeure de comptabilité générale – une prénommée Martine, que ton charme ne laissait visiblement pas indifférente -, à peine plus âgée que nous, que tu venais d’escalader pour elle la façade du bâtiment universitaire jusqu’à la salle de cours !
En la fixant du regard pour la faire rougir, tu entrepris de lui chanter «Le Grand Sommeil» de Daho : « En partant tu m’as mis le cœur à l’envers/Sans toi la vie est devenue un enfer/Entortillé dans mes draps je crois me souvenir de toi/Lorsque tu disais tout bas que tu n’aimais que moi ».

La pauvre Martine, dans tous ses états, piqua un fard comme jamais plus je n’en vis depuis ! Victime d’une soudaine crise aigüe de couperose, les joues si rouges et incandescentes qu’elles auraient pu faire office de sémaphore et éclairer à des miles à la ronde toute la baie de Quiberon !

Un destin, ça se construit… (à la manière de « Secrets de coachs » de Bernard Laporte)

Je me souviens de t’avoir connu (déjà) fin régatier, fou d’amure, skipper de Polytechnique sur le Tour de France à la Voile ; d’avoir perçu ta farouche admiration pour les grands stratèges et tacticiens de l’America’s Cup, notamment le plus fameux d’entre eux, Dennis Conner, 4 fois vainqueur du Défi ; avec des rêves en tête (déjà…), comme celui de représenter la France en Tornado aux Jeux Olympiques de Barcelone en 1992 (NDLR : la médaille d’or reviendra finalement au duo français Nicolas Hénard et Yves Loday)…

Une décennie plus tard, c’est l’appel du grand large, l’aventure du Trophée Jules-Verne sur Sport-Elec avec Olivier de Kersauzon en 1997, la victoire sur le Rhum en 1998 sur le monocoque Aquitaine-Innovations prêté par Yves Parlier, la rencontre d’un frère, Laurent Bourgnon, le Vendée Globe en 2001…

Jusqu’à ce 25 décembre 2016 et ce fabuleux record.

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« Petit fumier » a du caractère

En 1997, Thomas Coville a 29 ans. Il est de l’aventure du Trophée Jules Verne sur Sport-Elec, skippé par « l’amiral » Olivier de Kersauzon. Un marin à l’ancienne, ancien second du légendaire Eric Tabarly ; un personnage de roman, une rudasse, une vraie ronce. Qui n’a jamais lu « Fortune de mer » de Jean Noli ne peut s’imaginer ô combien ce personnage est un pirate dès qu’il met les pieds sur un bateau, un personnage détestable, aussi dur avec ses hommes d’équipage que les déferlantes des mers du Sud sur l’étrave d’un voilier. Les 5 autres marins à bord sont eux aussi des coureurs des mers, des taiseux, des durs à cuire burinés par les épreuves de la vie.
Coville ne supporte pas que les ordures du bord soient jetées à la mer ; qu’à cela ne tienne, l’amiral, pas écolo pour un sou, lui ordonne de s’en occuper et de dormir avec les poubelles sous sa couchette. Les hommes du bord moqueurs affublent Coville du sobriquet de « petit fumier », rapport à l’odeur. Provocateur ultime, Kersauzon va même jusqu’à uriner sur les sacs poubelle. Ce sont les gouttes de trop qui font déborder Coville ; les deux marins s’empoignent vigoureusement, prêts à en découdre d’homme à homme en plein océan. Le « Ne va pas trop loin avec le petit ! », lancé par le second du bord Xavier Jan, met fin à l’échauffourée virile.
Le lendemain, une girouette se bloque en haut du mât ; il faut monter tout là-haut, à 33 mètres du pont. Kersauzon a le vertige. C’est Coville qui s’y colle.
A la redescente, les yeux bleus de l’amiral ne sont plus tout à fait les mêmes ; on y lit du respect…
Morale, teintée de trivialité : «En mer, il ne suffit pas d’être buriné, il faut aussi être burné».

Quêtes et désillusions

En 2005, Coville décide de s’attaquer aux records de vitesse sur de multiples traversées.
Mais l’océan austral ne s’offre pas facilement. Les vents dans le sud de l’océan indien y sont particulièrement violents et la mer formée maltraite les bateaux.
La route vers le Cap Horn (le « Cap de la Délivrance » comme il le nomme) et la remontée vers l’océan atlantique sont semées d’embûches…
Quatre tentatives (2008, 2009, 2011, 2014) se soldent par autant d’échecs douloureux pour le breton.

Le 2 novembre 2014, il est au départ de la Route du Rhum et compte parmi les favoris. Après 10 heures de course, en pleine nuit, une alarme défectueuse braille à l’intérieur du trimaran. Coville voit sur le radar la route perpendiculaire d’un cargo, jauge selon la vitesse de chacun et la distance qu’il n’y a pas de risque immédiat. Lorsqu’il regagne l’extérieur, il est trop tard : le choc est terrible ; le trimaran percute à pleine vitesse l’arrière du cargo. Tout s’est joué à 3 malheureux mètres, en comparaison d’une distance de 6560km à parcourir entre Saint-Malo et Pointe-à-Pitre…

La culpabilité est bien ancrée ; celle d’avoir comme trahi les siens, son équipe, de s’être trompé…
Et pour un marin en quête de glisse, rester ancré n’est pas vraiment la meilleure voie vers le succès…

Après les dépressions maritimes, c’est peut-être à présent la dépression tout court, si bien décrite par Philippe Labro, qui pointe le bout de son nez…

 

Tomber cinq fois, se relever six (à la manière de Philippe Labro)…

Les événements ne sont jamais le fruit du hasard.
Peut-être aura-t-il fallu ce cataclysme nocturne pour que Coville admette enfin, avec l’aide de Lynne Burney, coach mentale néo-zélandaise, que tout ne dépendait pas QUE de lui.
« A quoi te sert ta culpabilité ? » lui dit-elle. « Que comptes-tu en faire ? ».
La question est imparable et déclenche le début de la reconstruction…

C’est l’histoire d’un mec qui tombe et va puiser autre chose au tréfonds de lui-même pour se relever.

C’est l’histoire de l’inventeur Thomas Edison au 19e siècle pour qui « notre plus grande faiblesse réside dans l’abandon ; la façon la plus sûre de réussir est d’essayer une autre fois. Je ne suis pas découragé car tout nouvel échec constitue un pas de plus vers la victoire ».
Il déposera plus de 1000 brevets au cours de sa longue vie…

C’est l’histoire d’un Mermoz pour qui « Ce sont les échecs bien supportés qui donnent le droit de réussir ».

C’est l’histoire plus récente d’un Tony Yoka qui, après sa défaite au 1er tour des J.O. de Londres en 2012, se fait tatouer sur le bras « la chute n’est pas un échec, l’échec c’est de rester là où on est tombé ».
Il deviendra champion olympique des super-lourds aux J.O. d’été de 2016 à Rio de Janeiro…

 

De la trempe des Mermoz, Guillaumet, Saint-Exupéry, héros de l’Aéropostale

Ce record exceptionnel propulse assurément Thomas Coville parmi les plus grands navigateurs.
Mais peut-être l’événement est-il trop récent pour oser lui faire revêtir dès à présent une importance plus grande encore.
Celle que peut avoir aujourd’hui dans l’inconscient collectif les Mermoz, Guillaumet ou Saint-Exupéry, pionniers de l’Aéropostale. Des êtres humains téméraires, courageux, libres, qui se sont déterminés par l’envie et le désir de réaliser.
Cette filiation m’est apparue évidente lorsque Coville, à un journaliste qui lui demandait de décrire les sensations sur Sodebo Ultim’, répondit : « Vous êtes sur le dos d’un oiseau ». « Quand je conçois un bateau, sa silhouette est plus proche d’un avion que d’un navire. Mon ambition, c’est de le faire voler ».
Le choix de la phrase de Saint Exupéry, « Fais de ta vie un rêve, et de ton rêve, une réalité », dans la communication institutionnelle de Sodebo est tout sauf fortuite.

Je regrette aujourd’hui l’absence de Joseph Kessel qui aurait sublimé ton éloge mon cher Thomas, comme il le fit pour Mermoz … Peut-être Michel Serres, philosophe, historien des sciences et homme de lettres et ancien de l’Ecole navale, pourra-t-il nous offrir cela avant son départ…

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Epilogue (à la manière de « Tadjoura » et « l’île Madame » de Jean-François Deniau)

1er septembre 2050. Pointe de Kerpenhir, Locmariaquer, Morbihan.
Michel Serres aurait eu 120 ans.

12 anciens aventuriers, hommes politiques, hommes de Lettres et de l’Art, se réunissent chaque mois dans un lieu insolite pour raconter des histoires exemplaires et vraies.

Sont présents autour de la table :
Jean-Louis Etienne, explorateur arctique, 104 ans et doyen de l’assemblée ;
Eric Orsenna, écrivain et académicien, 103 ans ;
Jacques Gamblin, acteur, 93 ans ;
Bertrand Piccard, psychiatre et aéronaute, 92 ans ;
Nicolas Hénard, navigateur, 86 ans ;
Thomas Coville, navigateur, 82 ans ;
Felix Baumgartner, parachutiste et sauteur extrême, 81 ans ;
Ellen MacArthur, navigatrice et Commandeur de l’Ordre de l’Empire Britannique, 74 ans ;
Ueli Steck, alpiniste, 74 ans ;
Thomas Pesquet, astronaute, 72 ans ;
Alex Honnold, grimpeur professionnel, 65 ans
Kilian Jornet, skieur-alpiniste, champion d’ultra-trail et de course en montagne, 63 ans.

Reprenant l’éloge de François Mauriac à Kessel, Thomas Coville prend la parole : « (Vous qui êtes) de ces êtres à qui tout excès aura été permis, … et qui auront gagné l’univers sans avoir perdu leur âme…. »… « Vous savez qu’on est ce qu’on fait. Je montre donc ce que je suis à travers mes choix et la façon dont je les assume. En homme libre. C’est en accumulant les miles sur toutes les mers du globe qu’un déclic m’a ouvert l’esprit sur un monde meilleur qui pouvait devenir le mien. J’ai ressenti une vraie jubilation. Comme si je marchais sur les eaux ou, plutôt, comme si je volais. Quand on est adolescents, on se cherche, on peut hésiter entre plusieurs voies. Là, je savais où je voulais aller… »
etc etc

Claude Le Flohic.

Crédit Photo Thomas Coville ©: Rozann Martin #GoThomas#PEJB

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