Le groupe rennais Marquis de Sade a marqué le début des années 80, bousculant les clichés du rock français de l’époque avec son image froide et esthétisante. Retour sur ces années post-punk et l’impression que ‘’tout était à créer’’.

Je suis tombé il y a peu sur l’article ‘’Marquis de Sade, joyau noir du rock français’’ rédigé par Martin Carayol dans Libération le 19 juin 2012, qui assénait que ‘’Même s’il figure bien parmi la plupart des listes des meilleurs albums de rock français, Marquis de Sade semble aujourd’hui un groupe quelque peu oublié’’.

Dont acte. Mais amusez-vous maintenant à demander aux Bretons de la tranche ‘’CSP 45-59 ans’’ de vous citer les groupes qu’ils plébiscitent le plus, et vous constaterez, j’en mets mon far aux pruneaux à couper (c’est vous dire l’enjeu !), que 85% d’entre eux vous répondront spontanément : Marquis de Sade, Daho, Niagara, Christophe Miossec et la musique bretonne dans sa globalité (la seule sonorité d’une bombarde ou d’un biniou-kozh met le breton en transe musicale).

Les 15% restants qui auront cité le cultissime cover de ‘’Grease’’ par Sim et Patrick Topaloff, ‘’Où est ma ch’mise grise’’ ou encore ‘’Born to be alive’’ de Patrick Hernandez ont déjà été rattrapés par la patrouille, écroués dans les geôles humides de la citadelle de Port-Louis et mis au pain sec, à l’eau et au Nutella à l’huile de palme.

Car oui, pour tout breton approchant la cinquantaine, et a fortiori rennais, Marquis de Sade reste à tout jamais omniprésent dans la mémoire collective et fait office aujourd’hui encore de groupe pionnier culte.

Le groupe voit le jour à l’été 1977 autour de Frank Darcel (guitare, chant) et Christian Dargelos (basse, chant), bientôt rejoints par Philippe Pascal (chant) après qu’il ait assisté au concert de Marquis de Sade en première partie des Damned en octobre.

Marquis de Sade arrive en plein courant new-wave, après le punk et au début de l’électro-pop, à total contre-courant du son US de la fin des 70’s sonnant très blues-rock.

Leurs influences ? Les groupes allemands pionniers de la scène krautock (Can, Kraftwerk et Neu !), les groupes New-Yorkais (The Feelies, Television, Richard Hell, Tom Verlaine, Velvet Underground), le groupe d’art rock avant-gardiste américain Père Ubu, et le free-jazz.

Et même s’ils réfutent ce qui vient d’Angleterre, on ne peut pas ne pas leur trouver des similitudes avec les groupes de new-wave anglais (Joy Division, Gang of Four).

C’est aussi une époque où la Variété, musique chantée en français, est omniprésente. ‘’Brel était écrasant’’ dira Philippe Pascal.

Non seulement il y avait une scène musicale, mais il y avait des journaux qui faisaient partie de cette mouvance.

‘’Il y avait une image à trouver et la musique à créer. Il fallait tout réinventer’’.

Marquis de Sade développe une image froide et esthétisante.

Philippe Pascal, charismatique et magnétique, est très influencé par le cinéma expressionniste et contemporain de l’époque (Herzog, Fassbinder), qu’il adaptera à sa gestuelle si singulière.

Philippe Pascal - Marquis de Sade

Lecteur de revues d’avant-garde (Zénon Bianu ‘’l’art oxydental’’), il adapte ses lectures à la musique.

La période 1918-1933 avec tous les mouvements de culture – peintres, littérateurs, sculpteurs – qui foisonnent entre Berlin et Vienne, le fascine. Une circulation d’idées dont il est nostalgique et dont il pensait naïvement que ‘’tout allait recommencer’’.

Le groupe revendique son ’’européanité’’. ‘’Vienne, Prague, Berlin, Paris sont les villes où l’art se recréera’’.

’’On utilisait des références, sans but, qu’on intégrait à notre musique ; c’était une nouvelle façon d’écrire, de la poésie brute, pas rugueuse, une ’’poésie des fous’’. Je n’ai jamais été bon à raconter des histoires. Je n’ai que ma misère et ma souffrance comme source d’inspiration’’ (Philippe Pascal).

L’époque était à la guerre froide. Le continent coupé en deux nourrit énormément les fantasmes et l’imaginaire (comment est-ce qu’ils vivent là-bas, de l’autre côté du mur ?). L’Europe était également porteuse d’une forme de souffrance de l’humanité et des stigmates politiques (berceau de la guerre froide, génocide).

Une certaine rigueur sur scène distingue fortement Marquis de Sade de l’attitude des rockers. ‘’Nous n’étions pas une génération de prolos’’ dira Pascal. ‘’Nous venions de la petite bourgeoisie. On ne sentait pas le cambouis et on ne voulait pas parler des highways, des bagnoles et des filles de la façon dont les groupes dits ’’de rock’’ en parlaient à l’époque’’.

Le groupe met en avant une certaine sophistication, parfois perçu pour du snobisme, et développe une image arty, en opposition au nihilisme primaire des punks, et un côté très narcisse. ’’J’ai toujours traversé ma vie avec le regard tourné vers l’intérieur. Si ces gens-là m’ont touché (les artistes expressionnistes, Egon Schiele), c’est que je m’y reconnaissais, j’avais l’impression que je leur ressemblais. J’ai donc voulu parler de ces similitudes’’ (Philippe Pascal).

Rennes est alors une ville en plein folk celtique, babaïsme pur et dur. Les membres de Marquis de Sade portent imperméables et cheveux courts au point qu’on les assimile (à tort) à des néo-nazis. Certains y voient même ’’l’érotisme trouble du fascisme’’.

Leur musique et leurs paroles, quant à elles, font office d’un lyrisme expressionniste. Les thèmes qu’ils abordent sont décadents. Tout est raide et crispé. Les chansons sont mélodramatiques, outrées et teintées d’expressionnisme.

Tous ces aspects singularisent Marquis de Sade, qui devient le chef de file de la cold-wave française, très européenne, faisant appel aux stigmates politiques en Europe (génocide, guerre froide). Et donc bien à part de ce qui existe aux Etats-Unis et en Angleterre.

Un premier 45T, ‘’Air Tight Cell’’, sort en juin 1978.

Au cours de l’année 1979, Marquis de Sade donne une série de concerts au Rose Bonbon à Paris et inaugure la première édition des Transmusicales de Rennes en juin 1979.

Affiche Transmusicales 1979

Le groupe participe également à l’émission Chorus d’Antoine de Caunes en prime-time, jouant en vedette après une première partie assurée par un jeune groupe nommé… The Cure

Leur premier album, ‘’Dantzig Twist’’, sort à l’été 1979. Le son est brut, très marqué post-punk. A vrai dire très fidèle à ce que Marquis de Sade était au plus profond. Les paroles des chansons sont austères, désabusées et remplies de références artistiques, avec un côté très narcisse. La fascination de Philippe Pascal pour l’œuvre du peintre autrichien Egon Schiele est forte. ‘’Devant un tableau d’Egon Schiele, nous nous sommes crûs devant un miroir’’.

Artwork Marquis de Sade - Dantzig Twist

Le titre de la chanson ’’Conrad Veidt’’ provient du nom de l’acteur principal du film expressionniste et muet allemand ‘’Le cabinet du Docteur Caligari’’ (1920) de Robert Wiene. Le film introduit une iconographie, des thèmes, des personnages et des expressions dont s’accaparera Pascal pour ‘’le visuel, l’expression et le regard’’.

La presse s’empare du nouveau phénomène à l’ouest. Le groupe fait la couverture du magazine ACTUEL n°4 (février 1980), avec le titre  »Les jeunes gens modernes aiment leur maman ». Une invention parisienne et un article bidonné mais qui pointe néanmoins avec justesse un certain nombre d’évolutions significatives des mentalités qui allait marquer durablement le paysage rock français.

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Le second album, ‘’Rue de Siam’’ (1981), à la production plus sophistiquée et moins hermétique que son prédécesseur, mélange des influences new wave et funk. Les thématiques restent identiques : l’inapaisement, le stupre et les paradis artificiels.

Artwork Marquis de Sade - Rue de Siam

Peu avant la parution du second opus, les divergences de vues quant à l’orientation future avaient commencé à poindre, Philippe Pascal souhaitant travailler avec Martin Hannett, producteur musical de Joy Division, alors que les autres membres du groupe étaient plus attirés par Roxy Music et le funk.

Dès lors, la séparation du groupe intervient peu après. ‘’(C’était) une période follement excitante à vivre mais j’en avais épuisé toutes les joies. On était naïfs, on pensait faire de l’art’’ dira Philippe Pascal.

Marquis de Sade se saborde au moment où tout allait être possible, où une éventuelle tournée américaine allait se mettre en place. ‘’Les maisons de disques et les producteurs français ne s’occupaient que du marché intérieur et n’étaient pas assez tournées vers l’extérieur. Ils n’étaient pas suffisamment branchés pour pouvoir imposer Marquis de Sade à l’étranger’’ dira Pascal.

Marquis de Sade ne se sera produit en effet qu’en Suisse et en Belgique. ‘’On a loupé le coche. Marquis de Sade aurait pu avoir une carrière internationale sur deux ou trois albums’’.

Epilogue 1

Marquis de Sade aura été un instantané d’une époque, entouré d’un look et d’un état d’esprit.

Tous les groupes post-punk s’inspiraient d’autre chose que de la réalité. ‘’On était naïfs, on pensait faire de l’art’’. L’image esthétisante du groupe aura eu un impact incroyable mais la démarche n’aura été que très peu suivie, ne déclenchant pas de mouvement massif parce que peu ou pas médiatisée.

Richard Dumas, le premier guitariste de Marquis de Sade, fait office d’‘’un esprit d’indépendance forcené, et aussi d’un certain snobisme de ne pas réussir. Ceux qui voulaient devenir célèbres (Daho, Niagara) sont ‘’montés’’ à Paris. Nous, nous sommes restés ‘’.

Le dernier concert de Marquis de Sade aura lieu le 28 avril 1981 à L’Espace à Rennes, laissant cruellement inachevée l’aventure du groupe français le plus remarquable de sa génération.

A la suite de ces quatre années, Philippe Pascal créera le groupe Marc Seberg et publiera quatre albums entre 1983 et 1990 (‘’83’’, ‘’Le Chant des Terres’’, ‘’Lumières et Trahisons’’, ‘’Le Bout des Nerfs’’), réédités depuis le 21 avril 2017 en vynile et en digital.

Frank Darcel participera activement à l’enregistrement du premier album d’Etienne Daho, ‘’Mythomane’’ (1981) puis fondera Octobre (album ‘’Paolino Parc’’ en 1983) puis Senso (1984), dans lequel le bassiste a pour nom Pascal Obispo (!).

Artiste protéiforme, il sera successivement producteur artistique de l’album ‘’La Notte La Notte’’ (1984) de Daho puis du mini-album ‘’Tombé pour la France’’ (1985), travaillera avec Alan Stivell, producteur du crooner portugais Paulo Gonzo lors de son séjour à Lisbonne entre 1995 et 1998, romancier, marchand d’art, militant politique et fondateur en 2010 du groupe Republik, dont le remarquable second album Exotica vient de sortir.

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Epilogue 2 en forme de dernière minute :

 »Les Beatles ne se reformeront pas tant que John Lennon s’obstinera à rester mort » avait dit un jour George Harrison. Oui mais voilà, l’obstination n’est pas toujours éternelle : on ne l’espérait plus, la nouvelle vient de tomber : Marquis de Sade se reformera pour un concert unique le 16 septembre 2017 à Rennes !

 

Alechinsky.

Sources :  »ROK, 50 ans de musique électrifiée en Bretagne – Tome 1 – 1960/1989 » (Les Editions de Juillet).  »Le nouveau dictionnaire du rock », collection Bouquins (Ed. Robert Laffont).  »Des jeunes gens modernes : post-punk, cold wave et culture novö en France 1978-1983 (Film de Jean-François Sanz, 2014).

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