Qui ne connait pas la voix douce et hésitante de ses débuts, sa timidité sans nulle autre pareille, sa sensibilité exacerbée mais aussi les réponses cinglantes, dont lui seul semblait avoir le secret, servies à ceux qui osaient remettre son œuvre en question.
Serge Gainsbourg est un personnage si complexe qu’il est de ceux dont la pensée commune a fait héros des temps modernes, immortel.
S’il a souvent été murmuré qu’il ne voulait rien laisser de son œuvre après sa mort, considérant la musique comme un art mineur, il n’en demeure pas moins qu’il en est un Artiste majeur.
Ses créations, plus que de lui survivre cristallisent à jamais le génie dont la plume semblait être hantée par les fantômes des poètes qu’il admirait tant. Son ombre continue de planer au dessus des plus grandes scènes françaises et d’ailleurs…
Son œuvre, très prolifique, reste également une source d’inspiration pour de jeunes créateurs, une source de jouvence pour une époque que certains considèrent comme révolue.
Bien que le temps ne puisse jamais être figé, il nous laisse le privilège de pouvoir quelquefois se retourner : c’est au début des années 70, et plus précisément vers le 24 mars 1971 que notre regard se porte.
Il s’agit de la date de sortie de l’album intitulé Histoire de Melody Nelson, que Serge Gainsbourg réalisera conjointement avec le compositeur et arrangeur Jean-Claude Vannier
L’amour que l’Artiste portait aux femmes est connu de tous, mais cet album est probablement celui qui scelle les certitudes et qui représente aussi une certaine innovation :par sa forme, en premier lieu puisque les textes sont écrits en sonnets, mais aussi à cause de la durée des titres ( certains font seulement deux minutes alors que d’autres en font sept). Les titres se répondent tous tels un roman qui conte une histoire n’ayant pour réalité que sa forme matérielle.
Co-interprété par Jane Birkin, sa compagne d’alors, Melody Nelson n’est probablement pas une femme parmi tant d’autres mais LA femme telle qu’elle est perçue par l’auteur, devenant ainsi le symbole de chacune d’entre elles, à la fois unique et démultipliée tels les fragments de la pensée qui se retrouvent inscrits dans chaque morceau.
L’album s’ouvre sur un ton confidentiel, comme si à sa manière Gainsbourg tenait à nous narrer une histoire qui relève plus du fantasme que de la réalité. Les contours de la femme se dessinent peu à peu et le paysage dans lequel l’album évoluera est tracé.
Le rythme saccadé nous fait penser à des battements de cœur, dont les vibrations des cordes de guitare s’emballent en même temps que l’inconscient ne se dévoile.
La femme est comparée à de la drogue, mais également à la passion amoureuse dont le rouge n’a de cesse de consumer la chevelure et réduire en cendre le cœur de celui qui, par des mots tentera de consoler son âme entamée par ces créatures.
Nous sommes cependant poussés dans les bras de Melody le temps d’une valse , dont l’accent tragique nous pousse à nous interroger : Melody Nelson ne serait –elle pas une simple invention des méandres du subconscient ?
En effet, comme le fredonne Gainsbourg, l’amour disparaît au fil de la vie mais n’en est-il pas le fil conducteur, le même qui aurait permis à Thésée de sauver sa vie ?
Même si Melody est parfois ramenée à une certaine forme d’innocence dans Ah Melody, L’hôtel Particulier est le titre qui retient notre attention. Nous perdons ici tout repère spatio-temporel. La rue n’est pas nommée, si ce n’est de manière anonyme sous le qualificatif de Rue X, faisant ainsi une référence aux corps qui dans cet espace s’entrechoquent.
La femme est représentée par la présence de statue d’Aphrodite, mais aussi de Salomé et de Cléopâtre, autant de femmes qui se sont joué des hommes qu’elles attiraient dans leurs filets.
Il pourrait s’agir d’un hymne à la beauté du corps et des sens si l’hôtel ne se faisait pas également pas le témoin de l’humanité et de ses maux, sur lesquels essaye de se poser toute la poésie des mots afin de les dissimuler avec peine.
L’homme, dont l’image est réfléchie se retrouve face à lui-même et est renvoyé à ses pêchés.
L’avant dernier titre de l’album annonce un retournement de situation, en laissant entendre une version instrumentale teintée de quelques rires de femme qui semblent être poursuivie. Dans les titres précédents, c’est elle qui poursuivait l’homme dans ses pensées.
Gainsbourg prédit à la fin de ce titre une fin tragique à Melody.
L’annonce du crash de l’avion laisse le cœur de son amant en deuil et désemparé. L’album retrouve ici toute sa profondeur poétique en faisant référence au culte du cargo qui plonge le narrateur dans un entre deux monde n’ayant pour seul Dieu que celui qui voudra bien lui répondre, quelqu’il soit.
Ainsi s’achève l’histoire de Melody Nelson, qui pourtant ne disparaîtra jamais vraiment de la pensée de Gainsbourg, faisant de cette tragédie des temps modernes une œuvre incontournable de L’Artiste même si cet album ne sera pas de ceux qui suscitera le plus d’enthousiasme parmi les fans.
Emma Forestier