Après Día a Día (2014) et Les Traces (2015), Filip Chrétien vient de publier son troisième album intitulé Devant.

Assurément le plus abouti pour le rennais au demi-siècle d’âge aujourd’hui, qui se souvient avoir eu très tôt, dès l’âge de huit ans, l’envie de ‘’faire de la musique’’. ‘’Le jour où mon père m’a fait écouter Diabolo Menthe de Yves Simon, ça été la révélation pour moi. Je me suis dit ‘’C’est ça que j’ai envie de faire !’’. Une envie qui perdure depuis lors car ‘’la musique est une évidence, un rêve permanent. Je ne peux pas faire sans, il n’y a pas le choix’’, concédant volontiers : ‘’Il y a peut-être une histoire d’ego là-dessous. À moins d’être un poète maudit, tu as envie que les gens t’écoutent, te voient et t’aiment’’.

A l’instar des deux précédents albums, il y a dans les mots de Filip Chrétien une sorte de violence passive. Une poésie très douce et très calme qui explore les émotions au plus profond. Les tourments et les ruptures tout autant que les moments de bien-être sont exposés de manière tranquille et posée, avec une douceur mélancolique souvent nonchalante.

Dire la poésie avec des mots simples, Filip Chrétien partage ce talent avec Daniel Darc qui l’a fait avant lui sur l’album Crèvecœur (2004).

Loin des sonorités formatées actuelles, Devant est un album sans concession.

Sur le choix de traitement de certains instruments tout d’abord : des soli de guitare comme on n’en entend plus guère dans la chanson française, des lignes de basse qui ‘’ont des choses à raconter’’ et la batterie un peu réverbée, avec une ambiance 70’s-80’s.

Sur la photo de la pochette ensuite, où le génie de Richard Dumas (auteur, entre autres, des pochettes de Boire de Christophe Miossec et de L’Imprudence de Bashung) a su capter en gros plan et de profil l’épaisseur et la maturité de Filip Chrétien.

Pour cet album, l’artiste breton a construit seul la trame de départ. Se disant humblement ‘’meilleur réalisateur qu’instrumentiste’’, il s’est notamment entouré de Pierre Corneau (ex-Marc Seberg) et Olivier Loas (avec qui il collabore depuis de nombreuses années) pour la partie harmonies et arrangements de cordes.

‘’J’avais envie de choses un peu plus mélodiques qui diffèrent de ce côté minimaliste présent sur les albums précédents’’. Un équilibre parfait trouvé auprès de Pierre Corneau à la basse, Johan Strohmeier à la guitare et Gilles Morillon (Florian Mona, The Dude, Lighthouse), qui apportent tous trois un supplément de souffle, plus d’ampleur au son et beaucoup plus d’envolée du côté des mélodies.

La poésie et la sonorité des mots sont des marqueurs forts de l’album. ‘’Quand je prépare un album, j’enregistre d’abord la musique puis c’est en l’écoutant au casque que je vais commencer à poser des mots dessus, à raconter des histoires, de manière automatique. Quand j’écris, je n’entends pas ce que j’écris. J’ai besoin de la sonorité des mots ; le texte va avec la musique et le texte, c’est aussi la musique. Je privilégie un texte ou une phrase quitte à en perdre son sens, mais je préfère que ça sonne’’.

Une écriture qui n’a rien d’indicible : ‘’J’ai la faculté, dans ma vie quotidienne comme dans mes chansons, de communiquer sur les choses, positives ou négatives’’.

Il aborde tour à tour les thèmes de la relation de couple, et au-delà de la relation humaine dans son ensemble (Devant, qui ouvre magistralement l’album), la rupture et le ressentiment (sur la gainsbourienne Éternellement), la relation amoureuse façon Jules et Jim revisitée (Un nouvel amour, chanson écrite par la talentueuse artiste parisienne Lou), l’adolescence (Il dégaine pour l’automne, écrite par Jérôme Attal), le dernier adieu (Les Navettes, sur un texte de David Jacob), les secrets de famille (Madeleine) ou encore la relation père-fils (Au départ).

Devant est un grand disque car il nous rend vivants, et là n’est pas la moindre de ses vertus. Il s’adresse à chacun de nous, faisant écho à notre propre chemin de vie intime. Car que demandons-nous à la musique et aux textes, surtout s’ils sont comme ici chantés en français, sinon qu’ils résonnent en nous-mêmes et nous fassent revivre des émotions vécues ?

Un disque que l’on devine comme une catharsis à la fois intime (à commencer pour son auteur lui-même) et collective (qui parle à tout le monde), qu’il lui faudra désormais faire connaître au-delà des chaumières bretonnes car il le mérite amplement.

À l’heure de l’immédiateté du temps, où l’on consomme goulûment les EP 4 titres comme un menu maxi best of burger, Devant est un disque de chevet qui s’écoute sur la largeur du temps, parce qu’on en a besoin. À l’image de L’homme à la tête de chou et Histoire de Melody Nelson de Gainsbourg, à qui Devant me fait penser, que l’on écoute depuis des années tant leur empreinte est majeure.

Devant est le disque que Miossec et Biolay n’ont plus fait depuis Boire et La Superbe respectivement. Non que nous cherchions ici à comparer Filip Chrétien à ces deux monstres sacrés mais plutôt à situer la lignée de cet album.

Les textes poétiques et la musique de Filip Chrétien voguent avec légèreté, portés par les vents alizés réguliers, à la lisière permanente des fortunes de mer et de vie, entre zones de calme et grains violents. Ils sont comme le verre de Baccarat à l’épreuve du quotidien. La pureté originelle du cristal ciselé, parfois conduit à s’arcopaliser.

Ils se jouent des fines brises et lui, des miles en avance, loin, très loin. Devant.

Stef’Arzak

Filip Chrétien sera en showcase Release Party @Café Le Panama à Rennes le mercredi 21 novembre 2018 à 20h.

https://filipchretienmusic.bandcamp.com/

© Crédit photo Image à la Une : Richard Dumas.

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