Un demi-siècle avant que la première pièce de monnaie représentant un homme issu de la communauté afro-américaine ne le choisisse, assis devant son piano accompagné de la sentence « Justice for all », Duke Ellington enregistrait lundi 17 septembre 1962 le mythique Money Jungle.
Un titre revendiqué, et inspiré par le dégoût de l’argent, principalement au regard de l’intérêt illégitime que la finance avait déjà dans le monde de la musique, spirituelle comme Duke l’entendait et la composait.
Sur les conseils d’Alan Douglas, ami, et producteur du disque tout juste arrivé sur le label United Artists of Jazz, Duke, alors âgé de 63 ans, qui pour une première veut enregistrer en trio, choisit le contrebassiste Charles Mingus. Bien que précédemment renvoyé de son orchestre en raison de sa violence, et peu décontenancé par son admiration extrême pour Ellington, Mingus exige Max Roach à la batterie, lui-même boycotté par les majors et festivals pour ses engagements dans la lutte de la cause noire américaine.
Les musiciens, qui se sont rencontrés la veille, ne répètent pas une fois, et les voilà à 13h dans les studios du Sound Makers, sur la 57thSt au niveau du Carnegie Hall. Duke, adepte tardif du solfège, n’écrit aux musiciens que les mélodies et les bases harmoniques. Mais pour aider l’unité créatrice, il accompagne chaque morceau de notes figuratives comme celle, pour Money Jungle, de serpents se hissant dans les rues, et représentant les avides et vicieux protagonistes de l’industrie musicale.
C’est la première fois que le duo rythmique, âgé d’environ 40 ans, accompagne le pianiste, compositeur et chef d’orchestre tant vénéré. La tension est à son comble en début de session, comme on l’entend à l’ouverture de l’album quand chacun des deux surenchérit de sa puissante intention. Après que Mingus, impulsivement mécontent de Roach, ait brièvement quitté les studios, Duke rassemble en leader ses héritiers partenaires.
On découvre la grâce absolue de Solitude, Warm Valley ou African Flower. Sur les autres titres, tout autant suprêmes, chaque musicien exprime, avec tonnerre, sa personnalité. L’unité du trio n’en est pas moins incisive, peu importe que son jeu soit tendre ou véhément. Duke insuffle l’énergie percussive et harmonique, pendant que chacun l’honore et la transcende librement de sa jeunesse revendicatrice. Les improvisations que le maître offre sur l’album sont, selon nombres de musiciens, les plus expressives qu’il ait eues, poussé qu’il était par une génération aux prises de la révolution Be-bop.
55 ans plus tard, Money Jungle garde incorruptible son message d’avant-garde, dans une beauté brute et viscérale que portent, unis, trois monstres sacrés du Jazz. A vivre, faire vivre, vivre encore et revivre!
Jiji éblouie