Je roulais vers mon travail à vitesse faible, dans la grisaille d’un matin fatigué, tout arrosé de pluie fine et de sommeil en retard. Je me demandais encore une fois, comment définir clairement et précisément ce que l’on nomme « avoir la classe » pour un bout de musique amplifiée. J’écoutais en cet instant fugace et dérisoire, une perle noire aux reflets mordorés : Nightporter, du sublime groupe Japan, porté par la voix de soie verte et brodée d’un David Sylvian spectral, ce prince sans royaume, empereur oublié venu des landes constellées de sonnets magnifiques et lugubres. Mes doigts dansaient distraitement sur le volant, suspendus dans l’air lent en une danse muette mais inutile. Comme ceux, sanglants, d’un Hannibal le Cannibale, dans cette scène saisissante du Silence des Agneaux, où le visage encore zébré de gouttes vermillon, il prend quelques secondes pour fredonner sans bruit une poignée de notes classiques, juste après avoir massacré ceux qui pensaient l’avoir capturé… Les imbéciles.
Je voyais passer dans la rue des Lolycéennes similaires et légères traînant le pas vers leur école, habillées comme leurs copines, un sac trop cher accroché à la saignée de leurs petits bras maigres. Des Xerox troublés de Justin-à-mèche les suivaient, acné au menton, l’Eastpak standardisé se balançant si lourd sur leur dos maigre. Certains fumaient, d’autres en avaient peut-être envie.
Le trafic se traînait, lugubre et résigné, avec les yeux du cerf qui attend la dernière cartouche. Je suivais impassiblement de banales autos colorées de conforme et de gris métallisé. Mes essuie-glaces effectuaient leur danse grinçante. Dans quelques heures, la chape étouffante de la nuit d’hiver aurait recouvert les bâtiments sans grâce et l’audimat diabétique et télévisuel crèverait à nouveau des records, entre deux publicités pour des boissons américaines allégées ou des assurances se disant responsables. David Sylvian fredonnait doucement pour mes oreilles usées, au milieu de cascades d’arpèges et de cordes lumineuses, accompagné d’un piano à fendre l’âme d’un auditeur fiscal.
Soudain, une lumière blanche et stellaire fit irruption dans mon cerveau délavé, ce jean trop porté que j’apprécie parfois. La chanson de Japan avait catalysé en mes neurones sensibles un tranchant CQFD que les acteurs sans cachet d’un gris matin avaient bâti, à leur insu, suivant sans bruit leurs morne parcours conformiste.
La « classe » d’une chanson se définissait parfaitement ! Tel le théorème puissant mais invisible, tapi dans le cœur vibrant de chaque atome, qui attend avec patience d’être percuté par un tableau noir, une craie et des années de recherche. Quatre critères marmoréens surgissaient, féroces et orgueilleux : être différent, être pérenne, se battre jusqu’à la mort pour les deux premiers critères et procurer une émotion systématique à l’auditeur ébloui.
J’avançai de quelques mètres, un feu rouge me stoppa vite. Je souris. Dehors, nos Lolycéennes minces et leurs prétendants boutonneux avaient une longueur d’avance sur moi : le hasard magnifique pouvait encore leur faire découvrir Japan et tant d’autres merveilles.
Alors peut être, un brutal rayon d’émotion, ourlé d’un éclair d’élégance, fendrait d’un trait brûlant leur univers sans beauté. Chance libératoire pour leur destinée éphémère, surnageant au milieu des méandres étouffants des matins fatigués, alourdis par le sommeil en retard et les assurances responsables.
La vie resterait belle, j’arrivai avec un zeste de retard au bureau.
Here am I alone again
A quiet town where life gives in
Here am I just wondering
Nightporters go
Nightporters slip away