Le film de super-héros « Hulk », réalisé il y a 15 ans par le cinéaste taïwanais plutôt classé intimiste-art-et-essai Ang Lee, est un véritable OFNI (objet filmique non identifié), à côté duquel il serait vraiment dommage de passer. Explications.
Lors de la sortie française du Hulk d’Ang Lee en juillet 2003, le matraquage médiatique axé sur l’image de « blockbuster de l’été » avait pu dissuader nombre d’entre nous d’aller une fois de plus consommer du super-héros hollywoodien. Surtout après avoir subi la soupe sucrée et tape-à-l’oeil d’un Spider-Man assez gnan-gnan et/ou le vide abyssal d’un Daredevil indigent, lourdaud et ridicule. Pourtant, les quelques courageux qui surmontèrent leur appréhension et sont allés voir le géant vert imaginé par le réalisateur de Raisons et Sentiments (Ours d’or à Berlin en 1998) , Ice Storm (meilleur scénario à Cannes en 1997) et Tigre et Dragon (puis, plus tard, du Secret de Brockeback Mountain) ne regrettèrent pas leur voyage, ni même leur achat quand il sortit en DVD un an plus tard.
Une distribution puissante
Le Hulk de Ang Lee est en effet beaucoup plus qu’un simple « pop-corn movie » d’été. Peut-être parce qu’il est réalisé par Ang (Lee), qui rend le plus beau des hommages à Stan (Lee, inventeur du personnage BD), en montant quelques séquences-clés façon « comic », découpées en plusieurs écrans.
Peut-être parce qu’Eric Bana, acteur insipide à souhait, rend assez bien la neurasthénie dépressive de Bruce Banner, qui imbibé de rayons gammas se change en Hulk quand il subit un stress émotionnel. Un scientifique nerd et renfermée, condamné à supporter sa part animale, condamné à la tristesse et à une vie sans émotions.
Peut-être parce que Jennifer Connelly, amoureuse fleur bleue, est à peine plus sexy qu’une girl next door, et donc qu’elle semble être une fille abordable au boutonneux premier de la classe coincé, public traditionnel des comics américains.
Peut-être parce que Nick Nolte campe avec talent un père Banner ombrageux, torturé, nietzschéen comme on aime et à des années-lumières de ses rôles de mâle-bougon-sex-symbole pour ménagères du Middle West.
Un scénariste musclé
Au-delà du casting, qu’est-ce qui fait que ce Hulk ne laisse pas indifférent et ne ressemble pas à n’importe quel blockbuster hollywoodien ?
Rappelons tout d’abord que le scénario n’a pas été écrit par un commercial en sodas de chez Universal mais par James Schamus, ci-devant producteur de Ice Storm, co-producteur de Sense and Sensibility, et complice de Ang Lee depuis ses débuts.
Notons ensuite que ce Hulk a bousculé les préjugés. Les amateurs d’action pure, dure et bête n’ont pas aimé, et les intellos n’y sont pas allés. En rejetant tous les procédés et toutes les étiquettes, Hulk a donc dérouté les publics… pour les raisons mêmes qui le rendent en fait séduisant. Songez donc :
- Quoi de plus impensable, pour une production hollywoodienne, d’attendre 45 minutes avant de voir la première apparition du héros et la première baston ? Hulk le fait.
- Quoi de plus anti-commercial qu’un face-à-face freudien de 10 minutes sur fond noir entre un fils et son père dans le dernier tiers du film (traditionnellement le plus « intense ») ? Hulk l’ose.
- Quoi de plus hors-cible que d’infliger au héros un refoulement psychologique oedipien dont la résolution progressive assure un fil conducteur parallèle à l’intrigue basique et convenue du monstre-incompris-poursuivi-par-l’armée ? Hulk parle de cela.
Pour toutes ces raisons, Hulk n’a pas rencontré le succès escompté pour ce genre de superproduction. Il a rapporté 132,1 millions de dollars en 2003, loin derrière le carton de l’année, X-men 2.
Du gros fond
Si les frères (sœurs, maintenant) Wachowski, avec leur Matrix, ont tenté de faire une « machine philosophique » (lire à ce sujet le très instructif petit bouquin éponyme d’Alain Badiou et ses collègues), Ang Lee n’a certes pas eu cette prétention. Sans être surchargé de références, son Hulk renvoie pourtant à de grandes questions universelles et profondes, ce qui est assez rare dans ce genre de production pour être souligné. Il est surtout beaucoup moins manichéen puisque le gentil Hulk n’est pas opposé principalement à une armée méchante, qui ne fait jamais que son boulot (protéger le citoyen moyen de toute forme d’intrusion de l’inhabituel dans son habituel). Ang Lee et James Schamus ont choisi d’autres chemins : opposer le fils au père, le cobaye au scientifique, le schizophrène au maniaque, le laborantin à l’intégriste, la recherche publique et désintéressée aux labos privés sans-scrupules…
L’altérité, la question de l’indifférence et la peur de l’inconnu sont des thèmes présents bien sûr (sujets déjà rebattus par les X-men). On y trouve aussi une réflexion sur la science, la recherche scientifique et ses motivations au travers du personnage de Nick Nolte. Banner père ne cache pas ses ambitions nietzschéennes dans les expériences menées sur son fils. Hulk est cette créature entièrement libre, a-morale, “par delà le bien et le mal” que le père Banner appelle de ses vœux dans sa mégalomanie anarcho-misanthropique, il incarne la force brute de l’homme pré-chrétien, sans remord ni considération pour aucune forme de transcendance. Son discours n’est certes que l’idée d’un personnage, contre lequel le docteur de fils, figure plus « humaniste », se soulève.
Inintelligible… mais intelligent
Le combat final entre un fils écrasé par ses antécédents familiaux, son histoire et sa « thérapie » et un Père-Monde est à ce point allégorique qu’il en devient inintelligible. Si la référence à l’oedipe est évidente, cinématographiquement parlant la scène est obscure, pesante, brouillonne, indéchiffrable. Les personnages sont des entités changeantes et mouvantes, figures du Chaos pur. Une séquence qui au premier niveau figure le feu d’artifice final qui est de mise dans tout bon film d’action. Un tableau qui au second niveau rappellera aux amateurs du genre les manifestations d’entités flasques et indicibles chères à Howard Philip Lovecraft.
Pour achever de vous convaincre de louer, acheter, emprunter, voir ou revoir le Hulk par Ang Lee, voici un argument définitif emprunté à François Reynaert du Nouvel Obs’, lui aussi bluffé à l’époque par le géant vert : « Ang Lee signe une mise en scène inventive et assez à rebrousse-poil de ce que commanderait ce film de genre (…). Oser présenter ça à des producteurs persuadés que le public tombe en narcolepsie dès qu’on dépasse les trois phrases articulées ne comportant pas huit fois le mot «fuck», ça mérite déjà un coup de chapeau. »
Pierre