Songazine aime et soutient son label et nous lui avons aujourd’hui ouvert nos colonnes. Pedro Peñas Robles est un vrai, un passionné, un musicien, un activiste, un défenseur, un acteur engagé !

Ses opinions et avis nous importent, nous sommes fiers de lui laisser une carte blanche et il a écrit un article que nous vous recommandons !

Cold wave, warm heart.

La rédaction Songazine

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BLIND DELON « Discipline » [UPR gold01 – Unknown Pleasures Records]

Il y a parfois des choses imprévisibles dans le milieu de la musique, et le groupe Blind Delon mené par Mathis Kolkoz, Coco Thiburs et Theo Fantuz, en est une. Une sorte d’OVNI qui ne cesse de tourner au-dessus de nos têtes, sans qu’on sache réellement de quelle planète il vient. Contacté par le premier il y a deux ans pour me proposer un EP, que j’ai d’ailleurs publié en digital sur mon label après avoir bien accroché sur quelques titres d’inspiration Cold Wave agréablement mélancoliques et dansants, j’émettais en mon fors intérieur une certaine réserve vis-à-vis de l’ambition dévorante et l’envie de réussir qui semblait motiver ces jeunes toulousains. Néanmoins après avoir brièvement rencontré Mathis lors d’une soirée à Toulouse (avec concerts de nos artistes UPR : Hausfrau et Vogue Noir) j’ai compris que j’avais à faire à des passionnés doués, et pas à des opportunistes sans vergogne comme il m’est arrivé d’en croiser tellement ces trente dernières années dans les sphères musicales.

Blind DElon band

En observant le démarrage de leur carrière, leur premier maxi rapidement épuisé chez les catalans d’Oràculo Records, et surtout vu le nombre exponentiel de dates européennes pour lesquelles ils se sont retrouvés bookés, j’ai fini par être impressionné par cette vivacité et surtout par l’originalité de leur Post-Punk/Cold Wave saupoudré de sonorités minimalistes synthétiques très actuelles et gonflé à la basse et aux guitares. A distance j’ai suivi de près l’évolution de ces garçons sur d’autres labels, et j’ai même pris beaucoup de plaisir à participer vocalement à quelques-uns de leurs disques, collaborant ainsi avec Blind Delon en tant qu’auteur et chanteur (un single en vinyle 12’’ sur l’excellent label anglais Khemia Records en 2018, un 45 tours avec une reprise de Throbbing Gristle « almost a kiss » publié fin 2018 et un autre maxi vinyle de 3 titres qui sort ce mois-ci chez les français techno underground de Tripalium Corp).

Tout ça pour dire que j’ai mis un certain temps à observer ces petits toulousains avant de les tanner pour qu’ils nous composent un album complet, car pour moi l’album est la condition première pour signer un groupe. Et la  mise en route de ce disque aura mis un peu plus d’un an, avec des hauts et des bas, des prises de tête aussi parce que je suis assez dirigiste (comme devrait l’être tout patron de label qui a une vraie vision et une identité forte) et que Mathis n’est pas du genre à se laisser diriger. On a fini par se mettre d’accord sur le fait que l’album devait être une pure création originale et c’est un groupe soudé et motivé qui a enregistré ce « Discipline » en une seule prise sur une semaine de sessions d’improvisation et d’expérimentation.

Blind Delon album

Le résultat m’a laissé sur le cul, je n’avais jamais entendu une telle maturité musicale venant de musiciens de cette génération. Le disque, découpé en six longs mouvements nommé « Rule I, Rule II, Rule III… » est une plongée sensorielle hors du commun dans un flot d’influences extrêmement bien digérées, qui vont de la New Wave eighties au rock progressif 70’s, de la techno industrielle la plus obscure à la Synthwave la plus rutilante et de la Cold Wave type « Faith » de The Cure au spoken word engagé et poétique façon Bruit Noir. Le tout immergé dans des nappes synthétiques et lysergiques que n’aurait pas renié un Syd Barrett s’il avait rencontré Tangerine Dream au lieu de fonder Pink Floyd.  Les intervenants multiples apportent chacun une épaisseur et une consistance remarquable à l’œuvre, I Hate Models pose ses synthés glaçants, Incendie joue de la guitare comme un orfèvre, Lapse Of Reason (d’Imperial Black Unit) et Kris Baha chantent à l’unisson comme si leurs vies en dépendaient, Arabian Panther joue de la flûte (dingue non ?) et Dj Varsovie exprime sa poésie dans une forme déclamatoire que n’aurait pas renié un Hubert Felix Thiéfaine ou un Bertrand Cantat !

C’est un album qui s’écoute à la maison, confortablement assis dans votre salon avec un bon verre de vin à la main et une cigarette qui chatouille l’âme. C’est un disque qui se mérite, tant sa profondeur inédite et sa production épique dénote à notre époque de zapping rapide et inconstant. C’est un CD qui a vocation à rendre heureux les auditeurs qui se plongeront dedans. Et encore je tiens à préciser que toutes ces étiquettes qui peuvent me venir à l’esprit pour définir la musique de Blind Delon, explosent en plein vol, car dans chaque morceau il y a tellement de portes qui s’entrouvrent vers des univers parallèles, qu’il faudrait des dizaines d’écoutes pour retrouver ce que ces jeunes musiciens ont pu écouter et digérer depuis leur naissance, et qui a contribué à l’accouchement d’un album aussi brillant que cultivé.

Leur public a d’ailleurs très bien réagi puisque la moitié du pressage limité de 300 exemplaires est déjà parti rien que par l’intermédiaire des préventes, et sans un seul article de presse, ce qui me prouve une fois de plus que l’un des problèmes de la chute des ventes de disques vient surtout de la médiocrité de ce que l’industrie de la musique produit depuis des années, à l’instar du dernier album de Gesaffelstein qui est passé en six ans « du noir Soulages au noir Leroy Merlin » comme le résume l’excellente punchline du journaliste Patrice Bardot dans sa chronique sur  le site de Tsugi magazine.

Alors oui je sais que mes humbles opinions vis-à-vis du business de la musique indépendante ont fortement contribué à me faire des ennemis et des gens revanchards qui m’ont mis sur liste rouge, mais en réalité ça m’est égal, j’ai l’habitude du rejet et du mépris de classe, je ne suis pas du genre à faire des concessions, j’ai l’habitude de ne pas me faire que des amis parce que j’exprime des principes clairs et une vision artistique exigeante, et en ce qui concerne la musique le temps et les faits finissent souvent par me donner raison. Si je prends l’exemple de la presse musicale française que j’ai toujours trouvée corrompue (à quelques très rares exceptions près) et davantage portée sur le copinage « parisianiste » que sur la vraie envie d’aider à faire connaître des musiciens de qualité, je ne peux que constater que la réalité finie par démontrer ces travers des magazines musicaux que j’ai toujours dénoncé. Trax magazine peine à vendre ses tirages à 3000 exemplaires, il y a 10 ans ils en imprimaient 3 fois plus. La plupart des magazines et quotidiens les plus connus (Les Inrocks, Télérama …) sont subventionnés avec l’argent du contribuable et sans ça ils auraient depuis longtemps fermé boutique. Nous vivons dans un monde médiatique d’une hypocrisie sans nom. J’ai été surpris, par exemple, d’apprendre dans le dernier numéro de Tsugi en lisant une interview de deux parrains et pionniers respectés de la Techno française, Laurent Garnier et The Hacker, que nos deux grands DJ’s et producteurs, qui ont depuis longtemps bénéficié de l’appui de la presse, des médias et d’un public conséquent (et c’est mérité, là n’est pas le sujet !), n’arrivent plus à vendre leurs vinyles, je cite :

Laurent Garnier : « La réalité, c’est qu’il y a plus de 20 ans j’ai du vendre 200 000 exemplaires de « Cryspy Bacon ». Aujourd’hui même-moi, qui vends peut-être plus que d’autres, j’ai du mal à écouler plus de 300 vinyles »

The Hacker : « J’ai toujours le label Zone, mais on a fait le compte et on a été obligé d’arrêter le vinyle parce que c’est à perte. Il faut vendre 500 exemplaires pour être à l’équilibre. On n’y arrive plus, donc on ne fait plus que du digital. »

A savoir que Michel avait déjà jeté l’éponge il y a une dizaine d’années avec son label Goodlife pour des raisons similaires. L’époque est cruelle pour les labels de toute sorte, notamment pour les labels de Techno qui n’arrivent plus à vendre. Et je ne parle pas des chiffres de ventes d’autres labels bien plus gros que le nôtre qui ont quasiment tous abandonné le format CD, et ne capitalisent plus que sur l’effet de mode du vinyle qui, s’il augmente en termes de ventes mondiales, ne cache en fin de compte que la médiocrité d’une industrie qui a toujours pris le client pour une vache à lait. Compte tenu de ce que disent ces deux grands DJ’s à la notoriété internationale je me rends compte que nous autres petits labels undergrounds (plus ouverts à d’autres genres que la Techno il est vrai) avons réussi le challenge de nous constituer un public fidèle sur la base de productions de grande qualité avec des artworks et un son impeccable, des productions qui touchent l’auditeur. Les autres aussi ont cette qualité chevillée au corps, mais les formats physiques dans la techno pure n’ont jamais eu beaucoup d’adeptes en réalité, c’est surtout des Dj’s qui achetaient et l’arrivée des logiciels de mixage et de Beatport a tué les labels Techno, de ce fait la musique électronique est un élément essentiel d’une fête réussie, mais sa propension à encenser la technologie a fait que ses fans la consomment en streaming ou en téléchargeant illégalement. C’est triste mais c’est ainsi.

Pour des genres plus connotés et véhiculés par une image monochrome dark eighties ou expérimentale il y a toujours eu un public, de niche certes, mais fétichiste de l’objet contrairement au public Techno.  Je suis fier de dire que nous vendons quasiment tous les disques que nous pressons, beaucoup de nos productions tirées à 500 exemplaires sont épuisées, et même si j’ai décidé de ne signer plus aucun groupe sur Unknown Pleasures Records après notre centième référence (pour me focaliser sur +Closer² notre sous-label 100 % Electronique) je constate que le bilan de cinq dernières années a été exceptionnel !

Nous avons écoulé un peu plus de la moitié de nos productions sans jamais avoir eu le réseau, les appuis médiatiques, la visibilité dans la presse ou les agences de booking, dont d’autres artistes bien plus connus ont pu bénéficier durant toute leur carrière. Et je dis tant mieux !

Car je préfère avoir 5000 clients fidèles et passionnés par le format physique que des centaines de milliers de likes et de followers virtuels qui n’achètent pas un seul disque ou téléchargent de manière illégale nos tracks. Avec la crise du disque nous sommes donc revenus à la même situation qu’aux prémices des labels indépendants de la fin des années 70 et début 80 quand tout était à inventer et que l’avènement du Punk et de l’Après Punk a contribué à générer une multitude de petits labels, de mouvements musicaux, mus par l’énergie et l’envie, et créant leur propre public galette après galette.

Nous sommes à un tournant du marché de la musique, celui-ci va finir par mourir sous sa forme actuelle et les multinationales ne proposeront plus que des « sons » pour accompagner des publicités de marques, des films, des séries, des spectacles sons et lumières, des raves capitalistes et des clubs à Ibiza. Idiocracy à tous les étages, la fin de l’Art annoncée par le consumérisme qui considère que la musique, les livres et les images doivent être gratuites, certes je comprends mais dans ce cas vous aurez ce que vous méritez, un jour il n’y aura plus que de la merde à écouter, mais elle sera gratuite (rires). En attendant ce jour funeste et tant que des petits groupes et musiciens talentueux comme ceux signés sur nos petits labels continuerons à exister, l’underground continuera à proposer des alternatives concrètes à ce merdier pas très sexy qu’est devenu la consommation musicale dématérialisée. Si vous aimez vraiment la musique achetez des disques de temps en temps, car sans vous les fans et les mélomanes nous ne pourrons pas continuer à défricher les petits génies noyés dans l’océan numérique de l’internet

Pedro Peñas Robles

PS : lien vers l’album !

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