L’ex-Space Cowboys Danielle De Picciotto et son illustre compagnon Alexander Hacke poursuivent leur œuvre nomade, drone et cinématique avec déjà un nouvel album quelques semaines avant le tant attendu disque d’Einstürzende Neubauten, pour lequel Alex œuvre depuis toujours.
Ambiances industrielles bien sûr, parfois épiques à la Swans, mais aussi post rock avec pas mal de clins d’œil à Morricone et beaucoup de percussions galopantes, voire plus que jamais. Un fort relent apocalyptique imprègne The Current, à tel point que ce disque illustre parfaitement notre triste et extraordinaire actualité sanitaire. Les méfaits de l’ultralibéralisme obsèdent littéralement ce couple rebelle, mais ils ne s’attardent pas sur le côté négatif des choses afin de garder une vision constructive et positiviste de l’état du monde et de sa destinée, autant que faire se peut.
« Defiance », le premier titre du disque appelle à la résistance (plus tard, la dernière chanson du disque exhorte à la solidarité), rappelant une évidence malheureusement oubliée par les abrutis qui nous gouvernent : “All men are created equal” !
Après ce constat d’une époque et d’une politique ultralibérales criminelles et injustes envers la majorité du peuple humain et sa planète, que faire si ce n’est créer avec l’énergie du désespoir ? Danielle et Alex créent bel et bien, totalement inspirés par cette infamie ambiante, mais préfèrent puiser dans une énergie positive afin de composer un album plein d’espérance et de perspective encourageante afin de faire face aux irresponsables vaniteux qui mènent notre planète au bord du naufrage, tels les capitaines du tristement fameux Titanic. Malgré cet avenir du monde incertain et plus qu’inquiétant, hackedepicciotto semble avoir toujours en vue cette fameuse lumière au bout du tunnel : “onwards towards the light”.
En effet, « Onwards », fabuleux titre chanté en duo, est une chevauchée héroïque, fantastique, romanesque et bucolique au milieu de ce qu’on imagine être de grands espaces de Nature. Une lande encore vierge de toute souillure néolibérale, un Eden fantasmé que l’on ne connaîtra sans doute jamais si l’on continue dans cette voie tracée par les Trump, Macron et autres Bolsonaro. Ces êtres obnubilés par leur sur-enrichissement personnel et leur soif de pouvoir, des marionnettes toujours aux ordres d’une poignée d’oligarques inhumains, bornés et sans scrupules qui nient depuis longtemps le fait que nous sommes tous sur le même bateau au bord du chavirage, voilà ce que combat et dénonce The Current…
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J’ai l’impression que le couple Hackedepicciotto est très productif. La vie à deux vous permet d’être constamment créatif, même en tournée ?
Danielle : On sort un album tous les deux ans. Si nous avions eu plus de temps, nous en aurions sorti un par an. Composer ensemble est tellement beau et émoustillant que l’on a l’impression d’avoir une somme d’idées infinies. En général, on travaille beaucoup et nous n’avons pratiquement jamais de vacances. En tant que musicien freelance, sans boulot à côté, tu es bien obligé de fonctionner comme cela afin de survivre. Donc, en dehors de nos albums en commun, nous avons également nos projets solo, diverses commandes pour des musiques de films et je viens de commencer un nouvel ouvrage.
Alexander : Pour être créatif en toute efficacité, un environnement favorable et sécurisant est obligatoire. Le fait que Danielle et moi soyons amoureux et protecteurs l’un envers l’autre face aux influences negatives provenant de l’extérieur nous permet d’être dans les meilleures dispositions pour travailler ensemble ou avec les autres.
Où ont été composées les chansons de The Current ? Vous avez l’habitude d’écrire et enregistrer à divers endroits du globe…
Danielle : Nous l’avons enregistré à Blackpool, en Angleterre. Nous nous y sommes rendus une première fois il y a deux ans et nous avons adoré car c’est un endroit étrange et romantique. Et donc très inspirant pour nous.
Alexander : Nous aimons imprégner notre musique de l’atmosphère et l’imagerie qui se dégage de notre environnement. Perseverantia a été pour sa majeure partie enregistré dans le désert Mojave. Pour Menetekel, on nous a offert une vieille église pour nos enregistrements grâce à une résidence en Autriche. Cette fois, nous avons choisi la côte nord-ouest de l’Angleterre afin de compléter l’album.
Sur la plupart de vos disques – voire tous ? -, la dangereuse stupidité du monde moderne semble guider vos créations. Sur The Current, il y a un fort côté apocalyptique tempéré par un certain optimisme. Vous vous refusez d’être pessimistes sur l’avenir de cette planète et de ses habitants ou l’optimisme fait tout simplement partie de votre nature ?
Danielle : Pour cet album on a décidé de créer une énergie positive car la constante dépression n’aide en rien. Il est très facile de désespérer de nos jours, d’autant que nous avons eu des moments très sombres. Il nous fallait donc quelque chose qui nous aide à trouver la force de continuer. On a eu aussi l’envie de réaliser des chansons plus impétueuses et turbulentes.
Alexander : Il est important de reconnaître l’extrême noirceur de notre époque et celle qui en résulte dans l’esprit de chacun, mais il est tout aussi vital de ne pas la laisser se développer. Il est tout aussi important de réaliser que tu ne peux éradiquer ces perspectives et ces émotions, que tu peux juste apprendre à les contrôler. Et la meilleure façon d’arriver à cela est de juxtaposer clair et obscur et d’insuffler des forces positives avec une imagerie forte et motivante afin de tenir et d’imposer un combat dans le sens du bien.
« The Black Pool », chanson qui termine votre disque, semble indiquer comment vous voyez notre avenir. Mais je ne suis pas sûr de comprendre tout ce qui est dit ? La musique douce et mélancolique à la toute fin évoque pour moi une mort lente et paisible. On se sent comme irrémédiablement attiré par le courant avant de se noyer totalement et d’accepter ce sort funeste. Je ne suis pas sûr que cela soit si optimiste que cela, à la réflexion…
Danielle : Nous avons le sentiment que la gentillesse, la compassion et l’amitié sont très importantes, particulièrement aujourd’hui. C’est ce dont parle cette chanson : l’amitié et la compréhension qui, allant de pair, nous aident à traverser les difficultés.
Alexander : Le système a pour but de nous séparer, de nous éloigner les uns les autres en nous leurrant avec des promesses d’individualité. Quand on est en compétition constante les uns avec les autres, on est bien plus facilement contrôlables. La seule façon de s’opposer à cela est de réaliser que « Tout est Un », même si cela peut sonner comme un stéréotype ésotérique. Quand cette tare est vaincue et que ce proverbe est correctement intégré, le potentiel et les possibilités deviennent illimités.
Tous sur le même bateau. Da’illeurs, avec un titre comme « Loreley », on imagine que vous avez voulu faire un parallèle entre ce symbole de la mythologie et l’être humain conduit à sa perte par ce genre de « promesses d’individualité » chanté depuis des lustres. On pourrait croire que ce « current » que vous évoquez pourrait nous être fatal, non ?
Danielle : Cette chanson représente une métaphore de notre société aveuglée par l’avidité, l’argent et le pouvoir et le fait que leur « bateau » coule à cause de cela. La Loreley est un vieux poème qui comprend une pensée tellement contemporaine que cela nous a paru intéressant de l’évoquer.
C’est donc bien une de choses que l’on a cherché à aborder avec ce titre The Current. Ce mot a des sens multiples : le courant d’un cours d’eau, une tendance contemporaine, une idéologie, un style ou une énergie électrique ou autre et on fait allusion absolument tout cela par ce titre.
Alexander : En tant qu’espèce, on est tellement facilement manipulés, c’est un fait historique. Il est donc essentiel de prendre le control, de s’entraîner à être responsable, de rester éveillé.
Danielle, tous tes albums, solo ou avec ton mari, fourmillent de références culturelles, surtout littéraires. « Third from the sun » a-t-elle un rapport avec Richard Matheson ou avec la série The Twilight Zone ?
Danielle : Nous aimons faire des rapprochements symboliques avec tout ce que nous entreprenons afin de donner à nos auditeurs le plus de matière à découvrir ou propice à la réflexion. En général, nos albums évoquent beaucoup notre planète car tout ce qui arrive à notre environnement nous inquiète grandement. « Third from the sun » parle de la terre qui crie à l’aide – c’est pourquoi on a mis des signaux SOS à entendre au début . On essaie de transmettre musicalement l’immensité, la beauté et le côté multi-facettes du monde afin d’avoir constamment à l’esprit l’endroit où nous vivons.
The Current est comme toujours avec vous, très cinématique. De quel film The Current pourrait-il être la B.O. ?
Alexander : J’adore le cinéma et j’aime composer des bandes originales de films. Mais encore une fois, c’est la perception individuelle de la soi-disant réalité qu’il faut reconsidérer. Il y a une horde d’accord mutuels en lieu et place de ce que nous acceptons comme des faits. Mais vraiment, cette réalité est basée sur notre conscience respective. Nous sommes tous les personnages d’un film, si tu veux. Mais nous en sommes également les réalisateurs, les cameramen, les éclairagistes et plus important encore, les scénaristes.
Faut-il voir une référence biblique à « The Seventh Day » ? C’est un des meilleurs morceaux de l’album du fait de son rhythme hypnotique et de ses mélodies de guitares…
Danielle : « The Seventh day » parle de transformation. Nous pensons que chaque personne a la responsabilité de participer au changement en faisant en sorte d’aller vers le positif.
Alexander : Yep ! Tout commence avec la transformation de l’individu, c’est la première étape. Tu ne peux changer la société si ses participants sont incapables de laisser tomber certaines habitudes obsolètes.
Vous avez édité un superbe vidéo-clip pour « The Seventh day » où vous dansez de façon assez fantomatique. Qui l’a réalisé ?
Danielle : Le producteur de film espagnol Helio LeÛn nous a filmés à Cork, en Irelande. C’est un grand artiste et nous avons travaillé ensemble à créer une trame surréaliste. Danser est un merveilleux moyen de créer de l’énergie positive, celle qui permet justement d’obtenir cette transformation que nous évoquons dans cette chanson.
Alexander : Il faisait plutôt frisquet, là-bas. Sautiller de la sorte comme des petits fous permettait de nous réchauffer. C’est de la physique appliquée.
La chanson « The Current », à l’opposé de « The Seventh Day », est très méditative, contemplative et mélancolique. Qu’aviez-vous en tête pour ce titre ?
Danielle : Ce morceau parle de créer une vaste énergie universelle capable de nous aider à traverser cette période d’obscurité.
Alexander : Son titre de travail était « Desert » . Ce qui veut dire qu’elle s’est effectivement développée avec l’idée d’un point de vue très panoramique sur l’immensité du paysage.
Vous considérez-vous toujours comme des nomades, toujours sur le départ (cette question qui paraît aujourd’hui incongrue fut posée deux semaines avant le confinement) ? Ou avez-vous enfin trouvé un logement à Berlin ?
Danielle : Nous n’avons toujours pas d’appartement mais nous avons par contre deux studios à Berlin. Cela fait maintenant 10 ans que nous sommes nomades mais nous espérons nous poser à nouveau l’an prochain.
Alexander : Ce style de vie a influencé et transformé notre vision du monde d’une façon que nous n’aurions jamais pu imaginer. Il est temps aujourd’hui de mettre ces idées en pratique.
Vincent Signorelli (Ndr : Unsane, Swans…) joue de la batterie sur l’un des meilleurs morceaux de l’album. Question d’opportunité où vous avez tout de suite pensé à lui spécifiquement pour cette chanson ?
Danielle : On adore bosser avec Vinny car c’est un ami et un magnifique batteur. Dès qu’on en a la possibilité, on lui demande. On a enregistré ses parties de batterie pour ce titre au Mexique.
Alexander : Vinny, c’est la famille, un frère pour nous.
J’adore les percus sur « Metal hell » , même si ce n’est pas lui qui joue dessus, il me semble…
Danielle : J’ai toujours voulu créer un « break beat » et voilà enfin le résultat. A la base, je voulais l’utiliser pour mon album solo. Mais ça ne convenait pas alors je l’ai gardé pour ce hackedepicciotto.
Alexander : J’adore la programmation de Danielle sur ce titre. C’est fait de manière parfaitement intuitive, sans verser dans aucun genre particulier.
D’où vient la voix distordue sur « The Banishing », en arrière-plan de celle d’Alex ?
Danielle : c’est moi qui chante les mots « Wash away my sins »…
Sur « Onwards », vos deux voix se mêlent parfaitement. C’est beaucoup de travail pour obtenir ce résultat ou est-ce très intuitif et relativement facile ?
Danielle : On a beaucoup travaillé sur les harmonies vocales. Rien d’aisé, mais quand tu arrives à chanter en harmonie avec quelqu’un, c’est magique. La musique qui mêle l’énergie et les chœurs a un bel effet sur l’âme.
Danielle, tes « spoken words » ont surtout un effet d’inquiétante étrangeté. C’est voulu ?
Danielle : Tous mes spoken words sont construits afin de donner un sentiment d’avertissement ou de rappel des choses importantes. Alors j’essaie de parler comme une troisième personne. Quelqu’un qui ne serait pas humain, plutôt un oracle.
Alex, que peux-tu me dire sur le très prochain album d’Einstürzende Neubauten ?
Alexander : En Mai 2019, nous avons amorcé la Phase 4 de notre projet de « supporters » et nous nous sommes donnés une centaine de jours sur 10 mois afin de produire cet album. Nous avons fini dans les temps mi-février et voulons le sortir le plus proche possible de la date anniversaire de nos 40 ans , c’est à dire autour du 1er avril 2020. Je serai ravi de t’en parler plus en détail quand la promo officielle débutera…
Yannick Blay
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